Imprégné de Platon et de Kant, Schopenhauer fut profondément marqué par la découverte du bouddhisme. «À dix-sept ans, je fus saisi par la détresse de la vie, comme le fut Bouddha dans sa jeunesse.» Athée, il cherche le salut dans l’abandon de tout désir, et l’accession au nirvana.
Schopenhauer reprend, à sa façon, la distinction kantienne entre le phénomène et la chose en soi. Le monde se révèle de deux manières. Connu à distance, comme un objet distinct de nous, à travers le prisme de l’intelligence, il est phénomène. C’est le monde comme re-présentation.
Il apparaît alors régi par des principes: individuation (les êtres sont séparés les uns des autres par l’espace et le temps); causalité (ils sont liés par des relations de cause à effet); principe de raison suffisante (rien n’est sans raison). Mais ces catégories ne sont qu’un voile, non le fond des choses; la représentation n’est qu’apparence.
Car en deçà de ces catégories imposées par l’esprit, des relations que nous établissons entre les choses, en deçà du quadrillage que nous lui appliquons pour l’utiliser, le monde existe en soi. Et, à la différence de Kant, Schopenhauer affirme que nous avons accès à cet en-soi. Nous le saisissons tel qu’en lui-même par l’intuition immédiate, où nous ne faisons plus qu’un avec lui.
La nature de l’être en soi se révèle d’abord dans l’épreuve que nous faisons de nous-mêmes: l’être est vouloir-vivre* – tension fondamentale qui nous entraîne de désir en désir, sans que nous puissions l’arrêter. Nous ne sommes pas maîtres de la volonté, c’est elle qui agit en nous, elle qui motive inconsciemment nos représentations, elle qui détermine nos désirs.
Cette tension est à l’œuvre aussi dans les choses: tout l’univers est la manifestation du vouloir-vivre, principe unique, aveugle, anonyme, universel. En lui, du minéral à l’animal, tout est un. L’individualité (principe de la représentation) n’est qu’une apparence: par la racine de notre être, nous sommes en union avec tous les autres.
Manque perpétuel, le vouloir-vivre est essentiellement souffrance. Puissance sans intelligence, il est sans raison, il veut pour vouloir, ses objets sont secondaires. La vie par conséquent n’a pas de sens, pas de but ultime; et pour cesser de souffrir, il faudrait cesser de vouloir.
À la torture incessante de la volonté, l’art offre un premier répit. La contemplation esthétique (attitude commune à l’artiste et au spectateur) consiste en effet en un regard désintéressé, débarrassé de toute volonté, sur l’essence des choses. Leur utilité, leur caractère désirable est délaissé; seule importe leur beauté. Le désir cessant, la douleur de vivre est apaisée: le plaisir n’est que cette absence de peine.
Libérés de la volonté, nous en avons aussi l’intuition pure: l’art représente en effet les formes épurées, générales, sous lesquelles la volonté se manifeste. À chaque degré de réalisation de la volonté correspond ainsi un art: l’architecture représente les forces élémentaires de la nature inorganique (pesanteur, résistance), la sculpture la nature humaine en générale, la peinture les sentiments, la poésie la pensée, la tragédie l’aptitude de l’homme à renoncer à sa volonté face au destin.
La musique, art suprême, se distingue en ce qu’elle ne représente aucune manifestation de la volonté, mais la volonté elle-même, en son intimité la plus secrète. Voilà pourquoi la musique, qui ne «ressemble» à rien, entre pourtant en si grande résonance avec notre affectivité. Mais l’art n’est qu’une trêve, il faut aller plus loin.
C’est notre conduite morale qui constitue la seconde voie. En manifestant notre unité avec autrui, le sentiment de pitié* prouve l’unité de tous les êtres dans la volonté. Ta souffrance est la mienne – celle du vouloir-vivre. L’ego n’est qu’une illusion dont il faut se libérer. L’égoïsme et la sexualité reproductrice doivent donc faire place à la compassion et à l’amour, renoncement à la tyrannie du vouloir.
Au-delà, le stade ultime de libération consiste en la négation absolue de la volonté: celui qui renonce à tout désir atteint ainsi un état mystique de renonciation à son individualité: le nirvana – qui n’est un néant que pour celui qui croit encore que ce monde-ci est quelque chose!