Le scepticisme* n’est pas un corps de doctrine constitué, sou- tenu par des partisans, mais l’attitude générale qui consiste, devant toute proposition, à en faire un problème qui justifie un examen. Ce n’est pas la doctrine vide et paradoxale de celui qui doute de tout, mais l’attitude du sage qui soumet tout savoir à un examen critique.
Le sceptique s’abstient de prétendre détenir la vérité: il se contente de la chercher. Il ne croit détenir aucune vérité sur la vérité elle-même, ni savoir qu’il la détient, ni savoir qu’elle est hors de portée.
Le sceptique n’est donc pas celui qui doute, mais celui qui examine. Il ne cherche pas à ruiner l’édifice de la connaissance, mais cherche la connaissance. L’école sceptique cherche, examine, suspend son jugement, et dévoile les impossibilités de juger qu’on détient la vérité.
L’examen du sceptique consiste à comparer ce que l’on constate et ce que l’on en dit. Ce que l’on constate ne saurait être remis en question; les arguments qui contredisent les évidences ne sont donc nullement convaincants. Le sceptique ne remet pas en cause ce que lui livrent ses sens mais le jugement qu’il porte.
Le sceptique est celui qui voulait trancher les débats par la vérité, afin d’atteindre le bonheur, qui est la tranquillité de l’âme. Parce qu’il n’y parvient pas, il suspend son jugement: il découvre alors accidentellement que la paix de l’âme est essentiellement liée à la suspension du jugement.
La tranquillité d’âme est son immobilité: elle n’est pas plus tirée en un sens qu’en un autre. Son premier principe est donc: «rien de plus», c’est-à-dire rien ne me fait plus penser ceci que son contraire; le principe qui en découle est: «À tout argument s’oppose un égal argument.»
Quel est le critère de la vérité, c’est-à-dire le signe qui nous permet de savoir que ce que nous pensons est vrai? Trois critères du jugement sont possibles: celui qui juge (l’homme), ce au moyen de quoi il juge (instrument), et comment il juge (faculté). Nous savons qu’un jugement est vrai soit parce que c’est tel individu qui le porte, soit parce qu’il est porté d’après tel instrument, soit parce qu’il est porté de telle façon.
L’homme ne peut être le critère de la vérité, puisqu’il est lui-même indéfini et incompréhensible; or un critère doit être clair, et connu précisément. De plus, bien des hommes commettent des erreurs. Personne n’est d’accord pour définir le sage, et pour savoir qu’un homme est savant il faut l’être soi-même.
Pour savoir si un instrument du jugement, ou une façon de le porter, nous garantit d’être dans le vrai, il faut déjà savoir ce qui nous garantit le vrai. D’une façon générale, on ne peut définir le critère de la vérité car, pour être sûr qu’il est bien ce critère, il faut déjà disposer du critère de la vérité. On ne peut donc a fortiori jamais être certain d’être dans le vrai.
Il s’agit de dix catégories d’arguments, établis par Aenésidème, qui permettent d’obtenir la suspension du jugement, raisons de douter du sujet qui juge, de l’objet dont il juge, ou du rapport entre ce sujet et son objet.
Les modes les plus importants sont les suivants: celui de la différence entre les hommes (les humeurs, les aspirations influencent le jugement dans des sens divers); celui des positions, des intervalles et des lieux (en fonction d’eux, les mêmes choses nous paraissent différentes, plus petites ou plus grandes, plus sombres ou plus claires, etc.); celui de la relation (puisque ce qui apparaît est toujours relatif à celui à qui cela apparaît, on ne peut rien dire sur ce qui est absolument); celui, enfin, des morales, lois, coutumes, légendes, convictions dogmatiques, qui nous font penser différemment des mêmes choses.
À tout cela s’ajoutent les arguments suivants, tirés de cinq autres modes dit «d’Agrippa»: les écoles philosophiques sont discordantes quant à la vérité; la démonstration d’un argument repose sur celle d’un autre, qui à son tour repose sur celle d’un autre, etc. (régression à l’infini); la démonstration de quelque chose repose sur quelque chose d’autre, dont la démonstration repose sur la première, de sorte que la connaissance repose sur un cercle vicieux, appelé diallèle.