Qu’il existe d’autres consciences, c’est évident. Mais comment en faisons-nous l’expérience?
Tout ce que perçoit une conscience, ce sont des choses, des êtres étalés dans l’espace. Elle ne perçoit pas une conscience. Pour cela il faudrait sentir la conscience de l’autre, entrer en communion avec elle, bref, devenir l’autre lui-même, ce qui est absurde: nous ne connaîtrions plus quelqu’un d’autre.
Pourtant, nous savons qu’il existe d’autres consciences; nous sommes en relation avec autrui*. Il y aurait donc une chose qui manifesterait extérieurement qu’elle n’est pas une chose, mais une conscience. Comment cela est-il possible? Pour l’expliquer, Sartre s’appuie sur une expérience particulière: la honte.
J’épie quelqu’un par le trou d’une serrure. Je suis absorbé par mon activité, je suis une conscience en action, qui domine le corps-objet qui s’affaire de l’autre côté. Survient quelqu’un. Je sens son regard se poser sur moi. J’ai honte. Je suis pris. Voici qu’à présent c’est moi la chose, l’objet regardé, je ne suis plus le maître; j’ai conscience de l’existence d’une autre conscience.
On ne découvre pas autrui en le regardant (auquel cas on le chosifie, et sa conscience ne se manifeste pas) mais en se sentant regardé (chosifié) par lui. Lorsque je regarde autrui, je ne vois pas son regard, je vois ses globes oculaires, qui sont des choses; je ne perçois son regard comme regard actif d’une conscience qu’au moment où je me sens regardé, pris comme une chose, sous ce projecteur, bref au moment où je ne le regarde plus, même si je le vois.
Le regard d’autrui me dépossède de ma totale liberté, en faisant de moi un objet. Il fige ma liberté, parce qu’il me juge. Le sens de mon être n’est plus seulement en moi-même, mais dans la conscience d’autrui. Il parle en effet de moi comme d’une chose, en disant: «Il est ceci, il est comme cela», alors que je ne suis rien (cf. fiche 77). Mais c’est aussi cela qui permet la connaissance de soi. En effet, sans le regard d’autrui sur moi, je n’aurais pas l’occasion de me prendre moi-même pour objet, en essayant de me voir comme me voit autrui. Je serais un être sans réflexion sur lui-même, une pure spontanéité.
Les relations avec autrui se présentent donc comme essentiellement conflictuelles. Soit autrui est l’objet, et moi le sujet; soit il est le sujet et moi l’objet. À la dépossession de ma liberté par le regard d’autrui, la riposte est simple: je vais retourner mon regard contre lui, et réduire sa liberté au rang d’objet.
Cette tentative s’illustre par exemple dans le désir sexuel: j’essaie dans l’amour physique de posséder autrui, en possédant son corps*. Il s’agit de faire qu’autrui ne soit plus qu’un corps désirant, que sa conscience libre descende dans son corps, s’y englue en quelque sorte.
Devant l’échec d’une parfaite possession, le désir peut tourner au sadisme, qui vise non plus à engluer la conscience d’autrui dans la chair désirante, mais à la maîtriser froidement en la contraignant, par la souffrance, à se soumettre. Mais le sadique comprend son échec quand sa victime le regarde.
L’autre attitude consiste à se faire soi-même objet pour tenter de captiver la liberté d’autrui. Il s’agit de se faire aimer: en séduisant autrui, je vais le contraindre à engager sa liberté et à reconnaître la mienne. Ainsi, autrui, sans cesser d’être un sujet libre, justifiera mon existence. C’est là l’idéal de l’amour: posséder autrui sans qu’il cesse d’être libre, pour être reconnu par lui comme irremplaçable. Mais ce jeu de séduction et de fascination est une tromperie mutuelle. Autrui ne peut être à la fois libre et non libre. Il est libre, et je ne possède en rien sa liberté.
Puisqu’il y a une liberté de trop, je puis alors être tenté de me débarrasser de la mienne; c’est le masochisme: je joue à être un objet entre les mains d’autrui. Mais ce n’est là qu’un autre mensonge à moi-même. Je suis de mauvaise foi: c’est librement que je joue à être une chose.