Après avoir décrit la conscience, Sartre s’attache à montrer (en particulier dans L’Être et le Néant) qu’elle est synonyme de liberté. Il retrouve par là l’idée stoïcienne de liberté absolue du jugement: tout ne dépend pas de nous dans le monde, mais nous sommes entièrement responsables de la manière dont nous nous y rapportons.
Je suis conscient de la pomme qui est posée sur la table; c’est donc que je m’y rapporte et que je m’en différencie. Être conscient d’une chose, c’est ne pas être la chose, c’est se poser soi-même à côté de la chose, comme autre qu’elle. Or, nous avons conscience de nous-mêmes. Serions-nous autres que nous-mêmes?
Examinons: être conscient de soi, avoir conscience de soi, non pas de manière irréfléchie, mais en se prenant vraiment comme objet de réflexion, c’est nécessairement se mettre à distance de soi-même. Avoir conscience de soi, c’est se décoller de soi, s’arracher à soi, se regarder un peu comme on regarde un autre.
Le moi qui regarde est déjà autre que le moi qu’il regarde. De ce fait, nous ne coïncidons jamais parfaitement avec nous-mêmes, à la différence des choses. Nous sommes toujours «à distance», toujours autres que nous-mêmes. La conscience implique l’altérité à soi.
Par la conscience de soi, j’ai toujours en quelque sorte une longueur d’avance sur moi-même: au moment où je prends conscience de ce que je suis, je ne le suis déjà plus vraiment. Autrement dit, la conscience me révèle que je suis toujours, sinon effectivement autre, du moins potentiellement autre que moi-même – bref, qu’il me revient de décider si je veux être le même ou changer.
Voilà qui est lourd de conséquences: je ne suis (en tout ce qui peut relever de mon action) rien de déterminé définitivement. En me révélant que je ne suis pas déterminé, que je ne suis rien, la conscience me révèle donc que je suis libre. Je ne suis pas une chose, je ne suis pas pris dans le déterminisme qui régit le monde des choses.
Prenons un exemple. Vous vous dites: «Je suis lâche, c’est comme ça.» Il est évident que c’est faux. Vous parlez de vous comme d’une chose, qui est ce qu’elle est sans pouvoir s’en arracher. Mais puisque vous en avez conscience, vous ne l’êtes pas, c’est vous qui vous faites tel.
Sartre appelle «pour-soi» le mode d’être de l’homme, qui consiste à se rapporter à soi dans une transparence absolue, sans jamais rien être de déterminé. Il appelle «en-soi» l’être des choses (des pierres aux animaux), qui, à la différence du pour-soi, existe conformément à une définition fixe, sans pouvoir prendre le moindre écart par rapport à elle. L’en-soi est identique à soi, sans distance, «opaque et massif».
Les choses – l’en-soi – existent conformément à une nature, qu’on appelle leur essence (= définition). En elles, l’essence précède l’existence. C’est-à-dire que leur existence réelle n’apporte rien de neuf à leur essence, mais la réalise. Le chou-fleur, le stylo existent conformément à leur essence.
Le pour-soi, lui, n’a pas d’essence: il est toujours libre de se faire autre. D’une certaine manière, c’est lui qui fait son essence en existant (je ne suis pas fainéant, ou conservateur, c’est moi qui me fais être tel, et moi qui puis à tout moment cesser de me faire être tel). Pour l’homme, «l’existence précède l’essence». «L’homme se définit peu à peu, et la définition reste toujours ouverte» (L’Existentialisme est un humanisme).
L’homme prend quelquefois une conscience très vive de sa liberté. Il éprouve alors un sentiment particulier que Sartre appelle «l’angoisse». Elle survient dans ces moments où nous avons l’intuition que rien en nous n’est déterminé, mais que tout est suspendu à notre liberté, que nous sommes entièrement responsables de nous-mêmes.
Alors que la peur se porte toujours sur quelque chose d’extérieur à nous, l’angoisse se porte sur notre propre liberté imprévisible. C’est la liberté qui s’angoisse d’elle-même. Le soldat pour la première fois au front a peur des rafales de mitrailleuses; mais il s’angoisse de sa réaction: quelle attitude choisira-t-il au moment de monter à l’assaut? trembler, pleurer comme un enfant, braver le danger, ruser… De même, sur un chemin à pic, j’ai peur de déraper, mais ce qui m’angoisse quand je regarde dans le vide, c’est ma liberté elle-même: je pourrais m’y jeter, il suffit d’un rien, d’un petit geste…
L’homme découvre ainsi qu’«il est condamné à être libre». Il n’est pas possible de faire autrement: il faut faire des choix, conduire sa vie. Celui-là même qui se laisse porter par le cours des choses fait un choix, celui de ne pas choisir. C’est la «condition de l’homme», à défaut de nature ou d’essence.
Cette condition est difficile. Le rêve de l’homme est d’avoir l’assurance et la tranquillité définitive de l’en-soi, qui ne porte pas constamment le fardeau de soi-même. Le pour-soi voudrait bien être quelque chose une fois pour toutes, s’en remettre aux choses, à une nature qui le déchargerait de supporter l’idée qu’il est responsable de lui-même. L’idéal serait d’être Dieu*.
Pour fuir l’angoisse, l’homme adopte donc l’attitude que Sartre appelle «mauvaise foi»: il s’agit pour la conscience de s’aveugler, de se mentir à elle-même sur elle-même, en se cachant sa propre liberté. On est de mauvaise foi quasi constamment, dans tous ces moments de la vie où l’on cherche à coller parfaitement à son rôle, à adhérer complètement à ce que l’on paraît, bref, où l’on essaie de jouer à être quelque chose de déterminé. Ainsi, chacun joue en face des autres, et pour lui-même, à «être lui-même», à incarner le personnage qu’il s’est fait, comme s’il l’était par nature. C’est la petite comédie de la sincérité.
Que l’homme soit libre ne signifie pas qu’il puisse faire ou vouloir n’importe quoi! La liberté s’exerce dans un cadre déterminé: je n’ai choisi ni mon corps ni le milieu social où je suis né, etc. Tous ces éléments non choisis (dont la mort* fait partie) décrivent la situation dans laquelle ma liberté s’inscrit, les conditions dans lesquelles mes choix s’exercent. L’idée d’un choix qui ne porterait pas sur un nombre limité de possibilités est absurde.
Une situation n’a pas de sens en elle-même; c’est la conscience qui lui en donne un, en l’interprétant, en projetant sur elle les valeurs qu’elle a choisies. Ma situation ne détermine pas mon attitude; être riche, être pauvre, par exemple, ne rendent nécessaire aucun comportement. Prenons une situation: je suis exploité; je puis me résigner, me révolter violemment, ruser pour prendre la place de l’exploiteur ou lutter pour l’amélioration de mes conditions. Cela dépend de mes valeurs, de ma manière d’être, que je choisis librement.
Voyons comment se fait un choix. Il est toujours appuyé à des motifs; mais les motifs ne le déterminent pas comme des impulsions poussent infailliblement un mobile: les motifs ont la valeur et la force que je veux bien leur donner; c’est moi qui me lie librement. Les motifs de type «raisonnable» ne seront déterminants que si je choisis au préalable d’y être sensible, si je me fais «jeune homme raisonnable», plutôt que passionné.
Tout se ramène donc finalement à un choix originel, à un «projet fondamental» par lequel le pour-soi détermine sa manière d’être générale. Chacun a fait un jour ce choix, consciemment, mais de manière irréfléchie, sans en avoir «conscience» au sens courant, c’est-à-dire sans se le formuler explicitement. J’ai pu me choisir dur et toujours raidi contre le destin, ou bien souple et sans résistance. Ce choix originel explique que les goûts, les gestes, les actes, les prises de position de chacun aient une certaine cohérence, un air de famille entre eux. Mais un changement, une conversion, est à tout moment possible.
Ce choix conscient mais non réfléchi dirige toute la vie; il n’est pas critiqué ni remis en question. La mise au jour et l’explicitation de ce choix font l’objet de la «psychanalyse existentielle». Elle se distingue de la psychanalyse freudienne en ce qu’elle n’invoque aucun inconscient*. Elle doit aider l’individu à se réapproprier sa liberté, et éventuellement à se remettre en cause.