Une grande confusion règne dans les affaires humaines, où les actions n’ont pas l’éclatante clarté des idées. Complexes par la multiplicité de leurs aspects et de leurs causes, elles ne se laissent pas facilement ramener à la simplicité d’un modèle de l’esprit. Si le rôle du philosophe est précisément d’amener les choses les plus obscures à la lumière de la pensée, alors la politique est aussi de son ressort: la philosophie de Platon tend tout entière vers la politique, sa philosophie politique vers l’action. Il y répugne naturellement, comme le décrit l’allégorie de la Caverne. Dans l’ordre actuel de la politique, où la confusion règne, le philosophe prête à rire: vulnérable pour faire le plus grand cas de la justice, il est à l’image de Socrate, incapable de se défendre de la moindre accusation aux yeux des hommes. Le philosophe a de fait intérêt à se tenir éloigné des assemblées, alors que c’est de lui seul que peut venir le salut politique.
Le régime timocratique* est celui des États guerriers: militarisés, ils se pourvoient de chefs intrépides jouissant d’une grande considération. Leur vie est communautaire, tout entière dédiée à la gymnastique et à la guerre, délaissant l’activité intellectuelle.
Au régime timocratique correspond l’homme timocratique, dominé par l’élément irascible de l’âme: courageux, colérique, ambitieux, il est encore vertueux, mais ce n’est pas l’intelligence qui gouverne sa pensée et ses actions.
Le régime timarchique se soucie plus des apparences de vertu que de la vertu elle-même. L’important est de jouir d’une bonne réputation, non de la mériter: en apparence dédaigneux des richesses que leur austérité et leur compétence militaire leur apportent, les citoyens de la cité timocratique amassent en cachette leurs fortunes.
Le régime timocratique se dégrade en régime oligarchique* lorsque quelques-uns s’emparent du pouvoir par la richesse. La première place, au sein du régime comme de l’homme oligarchique, revient à l’argent, non à la vertu; et l’une vient toujours en raison inverse de l’autre.
Le régime oligarchique est aberrant et instable: d’une part, les riches n’étant pas nécessairement les plus compétents pour gouverner, l’État s’expose à toutes les erreurs; d’autre part, dans la mesure où il enrichit les plus riches et appauvrit les plus pauvres, il conduit à son propre renversement par ces derniers.
Lorsque la multitude des plus pauvres, renversant les riches, s’empare du pouvoir, le régime fondé devient démocratique. La démocratie ne fait pas plus de cas de la compétence: chacun y est censé fondé à donner son avis en matière de politique.
Le bon homme politique, en démocratie, ne fait pas reposer son action sur la science, mais sur l’opinion vraie. Semblable au devin, qui dit toujours la vérité sans nécessairement la comprendre, il ne se distingue pas fondamentalement de l’imposteur.
Les dirigeants sont ceux qui abusent le mieux la foule ignorante, source du pouvoir. De même que le cuisinier flatte les plaisirs du corps au lieu que le médecin pourvoie à sa santé, de même le démagogue flatte la foule au lieu de chercher à rendre meilleurs ses concitoyens. Mauvais guide des âmes, il use de rhétorique et de persuasion à l’endroit de citoyens individualistes et jouisseurs, sans souci de la vérité des choses, sans volonté d’un gouvernement juste et sage.
Parce que la rhétorique, «ouvrière de persuasion», règne en maître sur la démocratie, la tyrannie y est en germe. Comme seuls comptent le plaisir et l’habileté qu’on montre à le satisfaire, l’important n’est pas d’être heureux par la justice, mais d’être heureux dans l’indifférence à la justice. Chacun aspire à la tyrannie, comme l’état qui permet de commettre impunément toutes les injustices.
La tyrannie aboutit lorsque, à la faveur du mépris général des lois et de la plus grande licence, le pouvoir est mis entre les mains d’un seul homme pour qu’il rétablisse l’ordre. La violence d’État s’instaure, en vue de l’élimination des rivaux du tyran. Pour maintenir la nécessité de son pouvoir, le tyran suscite guerre sur guerre, et supprime toute opposition interne, dans la mesure où toute compétence politique lui devient suspecte.
Le tyran est aussi licencieux que ses concitoyens, mais il a le pouvoir de satisfaire tous ses caprices. S’attirant ainsi l’envie et la haine des autres, il est de plus en plus menacé. Ayant rendu les autres esclaves, il est esclave de sa peur des autres. Le tyran, que l’on tient pour le plus heureux, est le plus malheureux des hommes.
La timocratie se dégrade en oligarchie, qui se dégrade en démocratie, qui se dégrade à son tour en tyrannie. Un tyran, voire plusieurs, qui gouvernerait par compétence et par savoir changerait la tyrannie en monarchie ou en aristocratie (gouvernement des meilleurs). On parlerait alors de philosophe-roi, ou de roi-philosophe.
Le gouvernant doit donc être formé au pouvoir par l’État. Sa compétence est l’effet conjugué d’un heureux naturel qui le porte à l’amour du savoir et d’un apprentissage des sciences, depuis la mathématique jusqu’à la pure dialectique (cf. fiche 1). La connaissance de ce qu’est le bien, doublée d’une profonde expérience des hommes, permet au philosophe d’appliquer la justice en toute circonstance.
Loin de se cantonner à la sphère des pures idées, le philosophe tend à l’action politique. C’est qu’elle est pour lui une obligation. Une fois formé, il doit quitter, quoique à regret, les hautes sphères de la contemplation des idées pour revenir faire la lumière dans les affaires des hommes : la justice en effet le pousse à servir l’État qui l’a fait libre, l’a nourri et lui a dispensé le savoir.
Comme l’artisan, le philosophe est fort de son savoir technique, et il en fait profiter l’usager. De même qu’une technique est pratiquée en vue du bien de son utilisateur, de même le philosophe au pouvoir fait profiter ses concitoyens de son savoir, au lieu de le détourner à son usage personnel.
La politique a donc un fondement moral lorsque le commandement est exercé non au profit de celui qui commande, mais en vue du bien de celui qui est commandé, même contre son opinion. À rebours de la politique des avides, qui cherche à flatter le peuple pour profiter des avantages du pouvoir, la politique du philosophe cherche en effet à rendre les citoyens meilleurs, et non plus riches. La politique a donc à charge de prendre soin de nos âmes.
Pour le sens commun, le plus grand bonheur consiste à n’être ni victime ni auteur d’injustice. Cette position de modération prône un moyen terme entre ce qui est le pire, subir l’injustice, et ce qui serait le meilleur, la commettre impunément (cf. le mythe de Gygès, fiche 5). À chercher le bonheur dans l’indifférence à la justice, le mieux est en somme de passer pour juste, tout en commettant les plus grandes injustices. Selon cette thèse, nul n’est juste volontairement.
Le plus grand bonheur est donc dans la plus grande habileté; puisque les hommes le recherchent, c’est finalement au mépris de la justice. Droit au plus fort, c’est le critère de la justice selon Thrasymaque et Calliclès, deux personnages de Platon. Que celui qui sait satisfaire au mieux le plus grand nombre de ses désirs les satisfasse.
Contre cette conception, Platon oppose plus la contestation de la raison que la protestation du cœur. L’injustice généralisée est incohérente, son tort est de troubler la noble harmonie du monde, plutôt que d’être à l’origine de la souffrance des hommes. Le problème de l’injustice n’est pas de savoir si tel ou tel individu, tel ou tel groupe social est lésé ou a bien ce qui, semble-t-il, doit lui revenir, mais que l’ensemble social soit bien organisé ou ne le soit pas. Le juste n’est pas ce que réclame le cœur, mais ce qui est réglé par la raison.
Parce que l’homme est incapable, à lui seul, de satisfaire tous ses besoins, il doit s’associer à ses semblables. Le partage des tâches selon les compétences de chacun assure la meilleure organisation du tout. La cité ordonnée harmonieusement en classes selon ses besoins est stable, durable et juste: il y règne la plus grande cohésion.
Platon distingue trois classes dans un État parfait, celle des travailleurs, celle des guerriers et celle des gardiens. La classe des travailleurs comprend l’ensemble de ceux qui pourvoient aux besoins élémentaires de la cité, celle des guerriers l’ensemble de ses protecteurs, celle des gardiens, l’ensemble de ses dirigeants philosophes. Ces trois classes correspondent dans l’ordre croissant aux trois éléments de l’âme : comme en elle, c’est la bonne hiérarchie entre les classes qui assure la justice dans la cité.
La justice entre les individus est assurée par l’égalité géométrique entre citoyens: les citoyens ne sont en effet pas traités tous d’une seule et même manière, mais chacun voit sa situation correspondre à ses mérites effectifs. Ainsi, l’appartenance à une classe ne dépend pas de l’hérédité, mais du mérite.