Imaginons un homme juste, condamné à mort, attendant dans sa cellule une exécution par le poison à laquelle il a refusé d’échapper par la fuite: c’est la situation de Socrate, racontée dans le Phédon. Loin de manifester amertume ou acrimonie, le sage athénien parle en toute sérénité de sa mort prochaine, dissertant sur l’immortalité de l’âme. C’est que la recherche de la vérité, qui caractérise le philosophe, exige qu’il se détache des troubles que le corps y suscite; le corps (en grec soma) est un tombeau (sèma) de l’âme. Se détournant du visible vers l’invisible, de ce qui n’est qu’illusoirement vers ce qui est réellement, le philosophe, toute sa vie, s’exerce à mourir; c’est au moment de la mort que l’on voit s’il est un vrai sage, ou s’il n’est qu’un bavard: et Socrate était un sage.
Tout ce qui tombe sous les sens est en perpétuel devenir: les vivants vieillissent, les choses s’usent. Tout change et passe: une seule chose qui se modifie est à la fois la même et une autre qu’un instant auparavant. Contradictoire parce que en devenir par essence, le sensible n’est pas objet de science, mais seulement d’opinion.
Pourtant, les impressions que procurent les organes des sens sont muettes par elles-mêmes; c’est que les sens n’ont aucune intelligence critique, recevant sans jugement ce qui s’offre à eux. Ainsi, il arrive que les diverses impressions sensibles se contredisent: une seule et même chose peut m’apparaître grande ou petite, une et multiple. À l’origine de l’activité de la pensée, la contradiction des sens suscite l’étonnement.
La pensée ne naît pas à proprement parler de la contradiction des sens: c’est seulement à l’occasion de cette dernière qu’est éveillé le désir de savoir. En effet, l’activité de la pensée est déjà manifeste dans la perception: en effet, ce que les sensations des divers sens ont de commun n’est saisi que par la pensée. Ce que je vois n’a rien à voir avec ce que j’entends: seule l’âme peut concevoir ce qu’ils ont de commun. L’âme est active dès la perception, et s’étonne seule des contradictions sensibles.
L’étonnement est le point de départ et le principe de la philosophie. État affectif propre du philosophe, l’étonnement est la source de la curiosité et de la volonté de savoir. C’est donc une passion qui donne à la raison l’occasion de son développement.
L’âme qui se détourne du devenir sensible, objet d’opinion, vers l’être intelligible, objet de science, opère une conversion. Se tournant vers le vrai, elle se plonge dans un état de pureté, loin des corruptions du savoir par les sens.
Parallèlement, la conversion de l’âme s’accompagne d’un bouleversement du genre de vie. Parce qu’il donne préférence au savoir, le philosophe donne préférence à l’âme sur le corps. C’est que la première appartient à l’invisible, le second au visible: le philosophe s’arrache à l’emprise du corps, qui trouble l’âme, la fait errer et divaguer, semblable à l’homme ivre. C’est à cette double conversion que la plupart des mythes platoniciens nous exhortent.
Comparable au regard qui se détourne du sol vers le ciel, l’œil de l’âme, l’intelligence, donne une nouvelle direction à la vie humaine. L’homme intelligent, qui pouvait donner toute la mesure de son intelligence dans la méchanceté, devient bon sitôt que son intelligence est dirigée vers le savoir.
La préférence accordée à l’âme ou au corps décide du genre de vie que l’on mène, juste ou injuste. Une intelligence dirigée vers l’amour du savoir commande au genre de vie philosophique; dirigée vers l’amour des plaisirs du corps, elle commande à un genre de vie qui trouve son complet aboutissement dans la tyrannie (cf. fiche 4). Le philosophe est malhabile aux yeux de la foule, et l’homme habile prête à rire aux yeux du philosophe: le genre de vie de chacun exclut celui de l’autre, autant que la justice l’injustice.
L’homme tourné vers son corps n’est pas pour cette raison dénué d’intelligence; ce n’est simplement pas elle qui commande en son âme, mais la partie plus immédiatement soumise au corps. Selon que la partie soumise au désir, l’élément concupiscible, ou la partie purement spéculative, l’élément raisonnable, commande l’âme, l’on est homme du commun ou philosophe.
L’âme comprend selon Platon trois éléments: à l’élément raisonnable et à l’élément concupiscible s’ajoute l’élément irascible. Ce dernier est l’élément de la colère juste et du courage, de la volonté d’entreprendre. Source distincte de la concupiscence, il est dans l’âme réglée de l’homme juste l’auxiliaire de la raison.
L’injustice est le fait d’une sédition dans l’âme: la partie qui devrait commander est subordonnée à celle qui devrait obéir. Souillure de l’âme invisible aux yeux du corps, l’injustice est l’origine de tous les vices. C’est cependant l’intelligence elle-même qui, par ignorance du bien, se soumet à l’élément concupiscible pour servir au mieux le désir.
On ne commet donc l’injustice que par ignorance du bien. Si l’homme injuste savait où est le bien de son âme, il n’agirait que selon la justice. De là découle la thèse bien connue de Platon: nul ne commet l’injustice volontairement. Si en effet l’injustice est l’effet de l’ignorance de ce que l’on veut vraiment et des véritables moyens d’y parvenir, alors l’injustice est involontaire.
C’est que tous les hommes recherchent le bonheur, et que seule la justice peut l’apporter. Mieux vaut subir l’injustice que la commettre: la tranquillité d’âme du juste, même de celui qui subit l’injustice la plus cruelle, est sans commune mesure avec les troubles de l’âme de l’injuste, même à l’abri de l’adversité.
Le bien doit présider aux mouvements de l’intelligence. D’une part, c’est faire de la justice la préoccupation fondamentale de l’âme; d’autre part, c’est dire que l’idée du bien en soi est la plus haute de toutes, comparable, selon Platon, au soleil grâce auquel nous pouvons tout voir dans le sensible. L’idée du bien éclaire toutes les autres idées dans l’intelligible: c’est faire coïncider le sommet de la science avec le sommet de la justice.
La dialectique, procédé de recherche de la philosophie, trouve donc pour terme l’idée du bien. On ne peut qualifier le bien que de bien; bien en soi, il n’est rien d’autre que le bien. Ainsi, le bien est une idée absolument simple, sans parties. Il se révèle d’un coup à la connaissance qui parvient jusqu’à sa contemplation.
Le bien, idée suprême, est aussi ce qu’il y a de plus beau: sa splendeur ravit l’âme, et l’attire à la conversion. C’est que le bien, qui est aussi le beau, est l’objet final de tout désir comme de toute connaissance.
Parce qu’il est objet de compréhension intellectuelle, le beau n’est pas objet de perception sensible; en conséquence, les produits de l’art sont moins susceptibles de beauté que les idées. C’est que l’art copie servilement les apparences sensibles des choses, sans se soucier de ce qu’elles sont vraiment. Comme la sophistique, il cherche moins à éduquer qu’à flatter, à savoir qu’à sembler savoir. Ne s’adressant qu’aux parties inférieures de l’âme, l’artiste, simple imitateur, est au-dessous de l’artisan et du philosophe.
Le peintre ne connaît pas plus ce qu’il peint que le poète ce dont il parle. N’ayant à ce sujet ni science comme le philosophe ni opinion vraie comme l’artisan, l’artiste ne détient un savoir que par hasard. Si ce qu’il dit est exact, c’est que l’inspiration lui vient des dieux; le poète est saisi par le dieu comme un anneau aimanté par une pierre magnétique; celui qui dit le poème est comme un second anneau aimanté par le premier, et ceux qui l’écoutent subissent à leur tour la force d’attraction, décroissante, du dieu. Seule l’inspiration divine qui s’empare parfois du poète demeure sacrée aux yeux de Platon, et atténue quelque peu le constat qu’il fait sur l’art en général.
Platon dénonce le rôle politique de la poésie et de la musique: un seul changement de rythme musical peut entraîner une révolution, et la poésie, comme la rhétorique, ne se soucie ni du vrai ni du juste. Immorale le plus souvent, elle est dangereuse pour celui qui n’en possède pas l’antidote, à savoir la connaissance de ce qu’elle est vraiment.
Le poète est banni de la cité de Platon; mais c’est dans l’attente qu’il puisse justifier sa présence par l’utilité éventuelle que son art pourrait comporter.
Au rebours de l’art, la philosophie a pour fonction de pratiquer une conversion de l’âme vers le vrai, le bien, le beau. Le moteur de la conversion est l’amour ou le désir, éros, nom que portait aussi un dieu grec.
Platon raconte la naissance d’Éros à travers un mythe dans Le Banquet. Le jour de la naissance d’Aphrodite, déesse de l’Amour, raconte-t-il, Poros, c’est-à-dire «ressources», enivré, s’endort dans le jardin de Zeus; survient Penia – «pauvreté» –, qui profite de son sommeil pour se faire engrosser par Poros. Éros – l’amour –, fils de Poros, est ingénieux et plein d’astuce comme son père; mais comme sa mère, il est pauvre et ne possède rien. Le philosophe lui aussi est amoureux de la sagesse: il ne la détient pas, mais déploie toute son ingéniosité pour l’acquérir; le désir amoureux est un intermédiaire entre l’ignorance et le savoir.
Le meilleur auxiliaire du savoir est donc l’amour. En effet, attiré d’abord par la beauté d’un seul corps, puis passant de la beauté d’un corps à celle de tous les corps, à la beauté des âmes, des actions, des lois, des sciences enfin, on aime la beauté unique qui est celle de tout cela, la beauté en soi, objet de la plus grande science philosophique (discours de Diotime de Mantinée, dans Le Banquet).