À la lumière – sombre – de son anthropologie, Pascal étudie la vie sociale: il en décrit le fonctionnement, en dénude les ressorts, en inspecte les fondements.
Les relations entre les hommes sont dominées par l’amour-propre. Chacun n’aime que soi, et veut être aimé de tous les autres. Mais chacun sait bien aussi qu’il est plein de défauts, qui ne méritent pas l’amour, mais le mépris.
C’est pourquoi les hommes haïssent naturellement la vérité, qui leur est si cruelle – et non seulement la vérité, mais ceux qui la leur disent. Il n’est donc jamais intéressant socialement de la dire. Et cela d’autant moins que la personne est plus puissante.
Chacun se dissimule donc à soi-même, et aux autres. L’intérêt et la vanité font du mensonge et de l’hypocrisie les lois de la société. «On s’entre-trompe, on s’entre-flatte» (Pensées). L’union entre les hommes est ainsi fondée sur la tromperie mutuelle.
Seule compte l’apparence – la «grimace», dit Pascal, désignant par ce mot toute la comédie sociale. Le moi social vit toujours en dehors de lui-même. Quand il pense à lui, il ne pense qu’aux autres (à leur regard), quand il pense aux autres, il ne pense qu’à lui (à son intérêt). Ce qui l’unit aux autres, c’est ce qui l’en sépare.
Il ne faut pas s’y tromper: la charité publique, les œuvres sociales ne sont pures ni d’amour-propre ni d’intérêt. La vanité, le désir d’être reconnu, le souci de ses intérêts poussent à la «bienfaisance», plus souvent que l’amour véritable. «On s’est servi comme on a pu de la concupiscence pour la faire servir au bien public; mais ce n’est que feindre, et une fausse image de la charité, car au fond ce n’est que haine.»
La force et la justice sont les deux piliers de l’ordre politique. La force est la puissance physique de contrainte; la justice est ce qui doit être fait, conformément au bien. La justice sans force est impuissante; la force sans justice est tyrannique. Il faudrait donc faire que la justice soit forte, en mettant la contrainte au service du bien public.
Mais alors qu’il est facile de reconnaître ce qui est fort, on se dispute toujours sur ce qui est juste. Et il est plus facile de faire passer pour juste le fort que de rendre fort le juste. Aussi, «ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste». Autrement dit: le droit du plus fort s’est revêtu du déguisement de la justice.
Pour assurer sa domination dans la paix, la force tient à faire croire qu’elle est juste. Les hommes obéissent ainsi à une force nue, tout en se figurant qu’elle n’est que l’auxiliaire de la justice. C’est la mystification originaire de la politique. La force n’a plus besoin de s’appliquer constamment, elle finit par être respectée pour ce qu’elle n’est pas. On en vient à croire que ce qui est politiquement fort est juste, puisqu’il n’y a – dit-on – de force politique qu’au service de la justice.
C’est l’autorité, non la vérité ou la justice, qui fait la loi. Or, c’est la tradition qui fait l’autorité. Ce qui a autorité, c’est ce qui est établi depuis si longtemps qu’on a oublié que cela a été établi. La politique apparaît ainsi comme le domaine où se révèle à plein la puissance de la coutume. Les institutions qui se parent de la justice sont en vérité fondées sur elle: «C’est le fondement mystique de leur autorité.»
Les plus sages ne sont pas dupes de cette mystification, mais ils se gardent bien d’en appeler à la révolte car ils savent qu’un ordre, même injuste, est préférable à la guerre civile, qui est le pire des maux. La paix civile est le bien suprême en politique. L’idée de Pascal est que tout ordre humain est injuste en quelque endroit, et qu’il est donc vain de risquer la paix civile pour un chimérique ordre meilleur. En politique, il faut préférer le besoin de paix à la soif de justice – toujours incertaine.