La volonté de puissance* (Will zur Macht) constitue le cœur de la philosophie de Nietzsche parce qu’elle est selon lui le cœur de la réalité. Tout dans le monde, et le monde lui-même, en est une expression, une manifestation.
La volonté de puissance est l’essence la plus intime de l’être. Elle est, au cœur de toute force, exigence d’accroissement, de dépassement, et non de simple conservation. La simple vie n’est pas son but. Elle est sans repos, exige le sacrifice de ce qui est acquis, le risque et la victoire sur soi-même.
Elle n’est pas une, simple, mais multiple et complexe. Elle est pluralité de pulsions, de forces, animées par le jeu éternel de l’union et de la désunion. Le monde est un immense terrain de lutte entre les forces; la volonté de puissance est le principe de leur hiérarchisation, selon leur qualité (cf. ci-dessous).
Elle est le passage incessant de la douleur au plaisir, qui, selon Nietzsche, se fait sur le fond d’une joie plus fondamentale, la «joie tragique» (c’est l’affectivité primitive). Son nom est «Dionysos*», le dieu de l’ivresse et de la transe.
La «puissance» n’est pas une chose extérieure (comme la reconnaissance par les valeurs établies) mais, au cœur de la volonté, ce qui veut et se veut. Elle ne consiste pas d’abord dans l’asservissement d’autrui, mais dans le déploiement de soi. Elle donne et crée, plus qu’elle ne prend ni ne convoite.
On ne peut se soustraire à ce principe originaire. Toute fuite est vouée à l’échec. Cesser de vouloir est impossible: l’homme préfère encore avoir la volonté du néant* plutôt que de ne point vouloir du tout. Mais s’il peut vouloir le néant, c’est que sa volonté est susceptible de succomber à une maladie.
Peut naître en effet «la grande fatigue», le désir de se défaire de cette nécessité. Il arrive à l’homme de renoncer au courage que demandent le perpétuel dépassement de soi et le face-à-face avec la réalité. La volonté se retourne alors contre elle-même, emploie son énergie à se détruire. Une alternative fondamentale se présente.
Selon que la vie dit oui ou non à l’exigence qui la constitue, elle se surpasse ou bien décline, s’augmente ou dégénère. On distingue donc deux types de forces suivant le caractère affirmatif ou négatif de la volonté: les forces actives et les forces réactives. Elles déterminent deux types de vie: ascendante ou décadente.
La vie ascendante est forte; elle s’affirme à partir d’elle-même. Elle est créatrice de formes. Elle ne refoule pas ce qu’il y a d’obscur en elle, mais en assume la diversité, la contradiction. C’est dire qu’elle n’est pas abandon romantique. Elle se caractérise au contraire par la maîtrise du chaos qu’elle affronte («Apollon*» est le nom de cette mise en forme).
La vie décadente est faible; elle ne s’affirme qu’à partir de la négation. Son action est «ré-action», ressentiment. Elle ne se pose pas directement, mais toujours et d’abord contre la vie forte, affirmative. Sa «faiblesse» ne l’empêche pas d’être socialement dominante. Elle peut l’emporter sur les forts*, et soumettre le monde à ses valeurs.
Les valeurs* sont créées par les différents types de vie pour se justifier. Elles sont des symptômes.
L’homme décadent crée des idéaux, au nom desquels il pourra déprécier et condamner ce monde, et se venger de la vie.
La volonté de puissance déclinante, devenue volonté de vengeance, forge donc des fictions (comme l’«Au-delà», cf. fiche 58) qui ne sont que «pur néant». Elles sont l’instrument des multiples négations qu’elle opère. Cette œuvre destructrice, réalisée au moyen d’idéaux qui ne sont rien (substantification du néant), s’appelle nihilisme (de nihil: rien).