Le surhomme prophétisé et désiré par Nietzsche n’est ni Super- man ni un SS archange de la mort, qui réaliserait tous les fantasmes de domination de l’homme le plus vulgaire. Le surhomme n’est pas un concept biologique ou racial, mais bien métaphysique et moral. Il n’est pas non plus un ange ou un petit saint. Le surhomme serait l’homme qui aurait surmonté en lui tout ressentiment, toute haine contre la vie – une sorte de «César avec l’âme de Jésus». Il est l’aristocrate par excellence, solitaire et magnanime, infiniment éloigné du troupeau majoritaire.
Le surhomme n’est pas plus humain que les autres, il a au contraire surmonté ce qui est «humain, trop humain» en l’homme: le ressentiment contre la vie et le caractère réactif de la volonté (cf. fiche 57).
Le ressentiment, rumination haineuse du passé, s’enracine dans une attitude particulière à l’égard du temps: l’incapacité d’oublier ce qui a eu lieu. C’est un refus de la vie. En effet, celui qui ne peut rompre avec le passé, le mélancolique, laisse s’y engluer ses forces vitales. Incapable de s’arracher au passé, il n’a pas non plus de présent véritable, et encore moins d’avenir.
L’oubli n’est donc pas seulement un manque, un défaut de mémoire, mais une faculté positive, active, nécessaire à la vie, et signe de bonne santé. La simple attention à la vie exige que l’on se détourne de ses souvenirs. Un certain goût stérile et morbide pour le passé, courant dans les sociétés modernes, est le symptôme de l’épuisement de l’humanité, incapable de l’oubli sain et volontaire que réclame la projection affirmative de soi dans l’avenir.
Le surhomme est celui qui se dresse au milieu du temps, s’arrache à la rumination pathologique, pour affirmer son présent. Il dit oui au temps, oui au passage, à l’éphémère, et ne rancit point de fiel contre le fait accompli. Il aime le destin, et s’en fait le coauteur.
Son rapport avec le passé est actif, il ne le subit pas comme un fardeau, ne s’y vautre pas pour fuir l’action, pour recuire de vieilles rancœurs: il l’utilise, le met au service de sa puissance, y puise des énergies qui promettent l’avenir.