Le principe de la critique généalogique est que les concepts, les valeurs sont engendrés par la vie afin de se justifier.
La morale traditionnelle est une invention des faibles. À l’action affirmative des forts, ou «aristocrates», répond la réaction négatrice des faibles, le «troupeau». Ceux qui ne sont pas capables d’agir, de créer, de se développer, ressentent de la rancune contre ceux qui le peuvent.
Ils voudraient bien se venger, mais ils sont trop faibles. Ils vont donc culpabiliser les forts (c’est la «révolte des esclaves»), pour faire se retourner leurs forces contre elles-mêmes. Pour cela, ils inventent le bien et le mal, deux mystifications auxquelles ils vont les soumettre.
Le «mal», c’est la puissance, l’affirmation de soi, la distinction, la hiérarchie naturelle. Le «bien», par réaction, c’est la faiblesse, la vie décadente et tout ce qui la légitime, la pitié, l’instinct communautaire, l’égalitarisme, et tout ce qui rabaisse les forts.
Sous les valeurs d’amour du prochain, de compassion, les faibles cachent l’impuissance à s’affirmer, qu’ils font passer pour une vertu. J’aime, faute d’avoir le courage de haïr; je pardonne, faute d’avoir le courage de me venger. La craintive bassesse passe pour humilité; la soumission à ceux que l’on hait, pour obéissance.
En fait, il faut réviser toutes les catégories morales à la lumière de la distinction entre fort et faible, actif et réactif: il y a une manière vile et méprisable de pardonner, et une manière noble et positive; une manière d’avoir pitié qui est une haine déguisée, et une autre noble et magnanime. L’amour n’est pas forcément bon, ni mauvaise la colère. L’action vaut ce que vaut la vie qui l’engendre.
Finalement, la fiction morale des faibles l’emporte, contraignant les forces actives à s’intérioriser. Ce refoulement des instincts, ce retournement de la force contre elle-même, engendrent une grande souffrance, liée à un sourd sentiment de culpabilité: la mauvaise conscience. Pour la supporter, il faut lui donner un sens.
C’est ce que fait la religion, en disant que la souffrance humaine est la punition du péché. Voilà la grande invention des prêtres. Ainsi la mauvaise conscience et le remords sont-ils entretenus: la souffrance est méritée, et maintenant elle est bonne, car elle me fait expier ma faute. Par l’expiation je gagne mon Ciel. La fiction morale perdure grâce à la religion, qui nous détourne du monde et nous promet une vie meilleure dans l’Au-delà.
Le Dieu moral des religions juive et chrétienne (telles que Nietzsche les comprend) est le sommet de la fiction morale. Garantie d’un autre monde, il est aussi le gardien des consciences, dont il assure la discipline. La force de cette fiction est qu’elle donne un sens à la vie et à la douleur.
Au XIXe siècle, socialisme, scientisme, qui s’opposent à la religion, ne sont en fait que des religions de substitution qui ne rompent guère avec le christianisme. Ils en reprennent les valeurs, affadies, d’amour et de miséricorde, sous les noms d’égalitarisme, d’humanitarisme.
Ce sont de nouvelles formes de nihilisme. Elles s’enracinent aussi dans le ressentiment et la haine. La revendication démocratique cherche ainsi à niveler par le bas, à humilier les individualités aristocratiques qui sortent du commun. On veut moins quelque chose pour soi que l’on ne désire abaisser celui qui nous dépasse.
Mais le nihilisme n’en reste pas là. Les idéaux «religieux» eux-mêmes deviennent insupportables, par la rigueur qu’ils imposent. Ils tombent en désuétude, délaissés par une humanité fatiguée. Le premier d’entre eux, le «Dieu moral», s’efface. On cesse d’y croire. C’est ce que Nietzsche appelle «la mort de Dieu». C’est le second nihilisme, passif: non seulement la vie est affaiblie, mais les fictions qui lui donnaient sens n’ont plus de force.
On voit que la mort de Dieu est le fruit d’une faiblesse accrue. Épreuve avant d’être une chance, elle ne peut devenir un affranchissement que pour l’homme fort, qui la surmonte, retrouve la vie que Dieu condamnait, et invente de nouvelles valeurs, positives. Pour le faible, elle est un pas de plus dans la décadence, dans une vie sans exigence, sans discipline et sans forme.
La figure du «dernier homme» dans Ainsi parlait Zarathoustra incarne cette humanité sans Dieu, faible, frileuse, à ras de terre, abandonnée à la poursuite de plaisirs mesquins, à la revendication incessante de son bonheur et de ses droits. Incapable d’affronter la moindre épreuve, l’humanité décadente voudra finalement le néant, et sombrera dans le bouddhisme avant de s’éteindre.
La vie en son essence a trois caractères: elle est sensible, multiple, changeante. C’est dans son corps que l’homme ressent le plus ces trois caractères. La volonté faible et décadente n’a pas la force d’affronter cette réalité. Pour justifier son renoncement et sa fuite, sa peur et sa haine du corps, elle va les frapper d’irréalité, d’indignité.
Pour cela, elle invente un autre monde, aux caractères contraires, un faux monde qu’elle présente comme le vrai. Il est intelligible, unifié, éternel, sans douleur – plus réel que l’autre. Selon Nietzsche, c’est là le sens du mythe platonicien de la Caverne: il nous engage à fuir le monde sensible, en le dénigrant, au motif de son irréalité. Cette théorie – cette fiction! – cache en fait le grand renoncement de la volonté.
La métaphysique est un instrument de la morale des faibles. Elle invente un autre monde pour pouvoir condamner celui-ci.
Les fictions de la métaphysique s’appuient sur le langage. Le découpage du monde opéré par celui-ci est tenu pour réel par les philosophes. C’est une illusion, nous dit Nietzsche. Car ce découpage ne reflète pas le fond du réel, il n’est que fonctionnel. Il est lui-même au service de la morale. Voyons comment.
Le nom, ou «substantif», fait croire à une stabilité des choses, alors que toutes sont mouvantes. La structure grammaticale sujet-verbe entretient une idée chère à la morale: l’idée de «moi-substance», distinct et responsable de ses actes. Voilà qui favorise l’idée de libre arbitre, et la pratique morale de l’accusation.
Quant au moi, identique et transparent à lui-même, immortel, ce n’est qu’une illusion du langage. La «croyance à la grammaire» nous fait penser que quelqu’un pense derrière la pensée, mais en fait il n’y a rien derrière le verbe: il y a de la pensée, c’est tout, pas de sujet. La conscience n’est que l’effet d’un processus corporel plus fondamental dont elle n’a pas la maîtrise. La plus grande part de l’activité psychique est inconsciente.
La connaissance n’est pas contemplation passive, mais mise en ordre active du réel par des concepts. Elle est subordonnée à l’action. Elle trace des repères à la surface du chaos pour que l’on puisse s’y appuyer.
Ainsi néglige-t-on la singularité de chaque être pour former des classes d’êtres ressemblants, identifiés par commodité. Ainsi l’espace euclidien est-il comme un filet jeté sur le monde pour permettre à la science d’y agir. En ce sens, la connaissance est toujours une simplification, une falsification pragmatique du réel.
Or, l’action est toujours portée par un certain type de volonté. La vie interprète le réel selon ses intérêts. Est vrai ce qui favorise sa conservation. Chaque genre de vie procède ainsi. Même la connaissance «désintéressée», «scientifique», est intéressée: la volonté scientiste choisit d’éliminer la qualité du réel, de le réduire à la quantité qui égalise tout, pour fonder l’égalitarisme, qui est son projet moral.
Il n’y a pas de connaissance absolue, mais seulement des interprétations, enracinées dans la volonté. Le fort et le faible n’ont pas la même vision du monde. Dis-moi comment tu conçois le monde, je te dirai quel genre d’homme tu es.
Le philosophe critique n’est pas dupe de la nécessaire falsification inhérente à toute connaissance commune. Mais la passion de connaître le pousse au-delà de ces erreurs pragmatiques. Il cherche à voir le réel en face, sans les falsifications qui rendaient viable la réalité. Il risque donc la mort et la folie. «La dose de vérité qu’un homme supporte sans dégénérer, c’est sa mesure» (Volonté de puissance).
La véritable nature des choses est si terrifiante, si nuisible à toute vie humaine, que l’illusion est nécessaire et bienfaisante. Le face-à-face avec l’abîme n’est pas possible longtemps; la vie exige que ce chaos prenne forme pour se rendre visible. C’est l’art qui opère cette formalisation de l’incoordonnable réalité. «Nous avons l’art pour ne pas périr de la vérité.»
L’art doit être le grand stimulant de la vie. Il doit côtoyer l’abîme, sans jamais sombrer dans l’informe et le désordre; il doit nous faire approuver et aimer la vie dans sa splendeur et sa dureté, ses jouissances et ses douleurs. Il doit refléter l’invisible réalité, trop violente pour être vue en face.