Pour penser le monde, il faut d’abord un contact avec lui: «Le monde est non pas ce que je pense, mais ce que je vis», dit Merleau-Ponty. L’expérience se vit en deçà de la conscience où elle se manifeste: ce vécu est le fondement silencieux et invisible de tout savoir. L’expérience première qui nous constitue, c’est la tension vers le monde; parce que nous tendons vers le monde, nous tendons à oublier que par essence nous tendons vers lui: nous nous imaginons en lui comme une chose, et l’homme devient incompréhensible à lui-même. C’est ainsi que le sens commun et la science nous changent en objet dans le monde, oublieux de la vie première qui donne un sens pour nous à ce dont ils parlent. À rebours, la philosophie cherche à «retrouver les phénomènes», à «revenir à ce monde avant la connaissance dont la connaissance parle toujours, […] comme la géographie à l’égard du paysage où nous avons d’abord appris ce que c’est qu’une forêt, une prairie ou une rivière» (Phénoménologie de la perception). La philosophie ne fait rien d’autre que mettre le doigt sur l’expérience originaire où tout le monde humain se constitue.
Les mots seraient des signes qui renvoient à des représentations des choses réelles; dire, pense-t-on, serait traduire en signes la pensée déjà constituée. Le préjugé est de croire que les mots sont précédés de pensées déjà faites hors du langage. Mais s’il existait une pensée silencieuse, qui n’aurait pas besoin de se dire pour être comprise, pourquoi la méditation solitaire chercherait-elle à s’exprimer? Pourquoi penserions-nous en mots? Comment expliquer que nous sommes, avant de parler, dans une sorte d’ignorance de ce que nous pensons? À y regarder de près, une pensée est un ensemble de paroles potentielles: elle n’est pas clairement idée tant qu’elle n’est pas explicitement dite.
Les sons du langage seraient, pense-t-on encore, arbitraires, et la conscience n’y trouverait que des significations apprises préalablement. S’il en était ainsi, nous ne pourrions rien apprendre de neuf par le langage. En réalité, nous apprenons les mots en situation dans un contexte: nous pressentons son sens, et l’affinons au fur et à mesure que nous le rencontrons. C’est par relation avec les autres mots de la phrase que nous comprenons un mot; pourtant, il faut bien comprendre chaque mot pour comprendre la phrase qui les relie. Un mot n’a de sens que par opposition aux autres mots, mais il faut bien comprendre chaque mot pour l’opposer aux autres.
Il nous semble qu’il faut comprendre le sens des paroles pour communiquer avec autrui. Cependant, il nous arrive parfois de répondre parfaitement à une question sans l’avoir écoutée: nous réagissons aux paroles des autres sans saisir leur signification. Il faut donc bien comprendre les mots eux-mêmes avant de comprendre leur sens.
Le sens des mots se constitue en s’appuyant sur les autres mots de la phrase. Le langage n’est pas un ensemble de significations toutes faites, déjà prêt à l’emploi: la parole tâtonne, autour d’une intention de signifier qu’elle cherche à découvrir et à exprimer. Le langage n’est pas tout fait: il se fait dans la parole.
Les pensées à dire ne sont donc pas toutes prêtes à être traduites dans le langage: elles aussi se constituent à mesure que je parle. Ainsi, la pensée se découvre elle-même dans la parole, différente de ce qu’elle croyait être au départ: la parole échappe aux plans de la pensée, alors que la pensée cherchait justement à se saisir elle-même par la parole.
Apprendre à parler suppose d’abord de comprendre que certains sons de la voix sont du langage; c’est se mettre dans une attitude particulière face à ces sons. C’est cette première attitude qui donne avant tout un sens au langage. Au-dessus de la pure action physique des sons sur notre ouïe, mais en dessous de la compréhension intellectuelle de leur sens, les mots agissent sur nous parce que nous savons qu’il s’agit de mots. Converser sans être à ce que nous disons, ce n’est pas l’effet d’une mécanique du corps, c’est l’effet d’une mise en situation première. Le corps comprend les mots avant l’esprit: c’est l’attitude corporelle d’écoute d’un langage qui dispose l’esprit à la compréhension intellectuelle. Le langage est donc une attitude avant d’être une communication.
Je communique d’abord avec l’attitude d’autrui, son style d’existence, avant de passer par la signification de ses paroles. C’est toute la différence qu’il y a entre un cours passionnant que l’on est en train d’écouter, qui se fait devant nous, imprévisible, incarné par l’interlocuteur, dont le corps même est expressif, et le même cours pris intégralement en note, et vidé de son existence.
Pourquoi dois-je respecter autrui plus qu’une chose ou un simple être vivant? C’est qu’autrui a une conscience de soi. L’autre homme n’existe pas simplement, il existe aussi pour lui-même. Pourtant je suis, dans mon monde, le seul être qui est seulement pour moi-même: être pour soi, à mes yeux, c’est précisément moi-même; comment cela serait-il encore un autre?
On prétend souvent que je connais l’existence d’autrui par analogie avec la mienne: je me rendrais compte qu’il est conscient de soi, en transposant en lui ma conscience de moi. Mais quelle preuve en aurais-je? S’il en était ainsi, je ne pourrais que supposer une autre conscience de soi d’après des signes. Je ne suppose pas autrui d’après moi, j’expérimente sa présence en chair et en os: autrui doit m’être visible dans le monde lui-même, sans que je pénètre pourtant dans l’intimité de sa conscience.
Si je me définis moi-même comme une pure conscience de soi qui se possède tout entière dans son intimité, réciproquement la conscience de soi d’autrui m’est inaccessible puisqu’elle n’est pas dans le monde. C’est lorsque je me définis comme une pure intériorité qu’autrui peut être mis en doute, et se réduire à un corps, à une simple mécanique de chair.
Pourtant, comment autrui peut-il être manifeste dans le monde? Comment son corps peut-il être plus qu’un signe de sa conscience, sa conscience même? Comment une intention peut-elle quitter l’intériorité de sa retraite, pour investir une attitude et s’offrir au regard?
L’inhérence de la conscience à son corps et à son monde fait s’évanouir le problème d’autrui: puisque ma conscience a un corps, les autres consciences ont aussi un corps. Le corps d’autrui n’est pas qu’un morceau de matière. Autrui n’est pas une pure conscience de soi, c’est un être au monde; son corps est le lieu d’un point de vue singulier sur le monde.
L’existence d’autrui est une évidence immédiate, parce que nos corps communiquent avant nos pensées. C’est que mon corps trouve dans le corps d’autrui, directement, une manière familière de traiter le monde, un style d’existence qui nous est commun. Je n’ai pas besoin d’interpréter comme des signes les gestes d’autrui, en me demandant ce qu’ils signifient en moi: le corps d’autrui ne symbolise pas sa conscience, il est sa conscience en situation.
Je vis sans y penser au sein d’un monde d’ustensiles dont je connais immédiatement la signification, et qui, prolongeant la puissance de mon corps, sont de la même nature; ce monde, c’est la civilisation: il a pour moi la même évidence que mon corps: le monde social et culturel est toujours là déjà, avant même que nous cherchions à le connaître ou à le juger.
Le monde culturel serait un ensemble de signes dont j’ai appris le sens; il s’opposerait ainsi à un ensemble de signes dont la compréhension m’est innée, le monde naturel. Il faut avoir appris ce qu’est un feu rouge; mais les signes de la colère d’autrui se comprendraient naturellement. Le monde culturel serait un monde de signes, artificiel, superposé au monde naturel.
Le monde culturel est en réalité comme un second monde naturel: le monument n’est pas un signe qui me rappelle son sens, il est ce sens, de même que le scrupule religieux est dans tel geste d’hésitation. Quant au monde dit naturel, il est déjà culture; il n’y a pas de signe naturel immuable des sentiments. Il n’y a donc pas deux mondes opposés l’un à l’autre: c’est un geste naturel et animal qui se prolonge dans un sentiment social humain, et c’est bien un monde fabriqué de toute part qui descend s’installer dans la couche primitive d’une seconde nature.
Nous déformons le monde naturel en projetant sur lui l’organisation du monde culturel. La nature, telle que la comprend la science, est un ensemble d’instruments et de mécanismes; la philosophie cherche à retrouver, sous cette projection du monde culturel, la nature originelle: le monde de la vie.
Dans chaque civilisation historique, une idée unique met en forme le monde, les rapports avec autrui, la religion, la politique, toutes les activités humaines: c’est elle que l’historien recherche. Elle n’impose pas tous les actes de tous les hommes, elle a plutôt la force d’entraînement d’une habitude que reconstitue l’histoire existentielle*. Des actes en apparence fortuits en sont issus: le ministre croit recourir à une formule toute faite parce que la question ne l’intéresse pas, mais c’est parce qu’elle n’est pas dans l’air du temps qu’il s’en désintéresse.
Les formes historiques se répètent au long de l’histoire: Nicolas II agit comme Louis XVI face au pouvoir montant. Cependant, il n’y est pas poussé en vertu d’une nécessité externe impérieuse, il retrouve les mêmes attitudes, les recrée à partir d’un fonds culturel identique. Le cours de l’histoire n’est ainsi ni tout à fait répétition, ni tout à fait nouveauté.