Il y a une grande différence entre un comportement délibéré et un comportement machinal: l’un, conscient, est issu de l’esprit, l’autre, réflexe, est issu du corps. Comment savoir si mon corps est tout-puissant et décide de tout à ma place? C’est lorsque mon corps est fatigué que je décide de ne plus prêter attention à mon travail. Il n’y a en fait pas à opposer psychologique et physiologique: l’origine de l’acte est dans une existence concrète, corporelle et spirituelle, qui se porte insensiblement d’une direction à l’autre.
J’appelle corps à la fois ce que je peux percevoir et ce sans quoi je ne peux percevoir. En tant que je peux le percevoir, mon corps est une chose dans le monde: c’est le corps objectif; en tant qu’il est condition de ma perception, je ne peux le percevoir: c’est le corps phénoménal. Le corps, dit Merleau-Ponty, est avec moi, jamais devant moi.
Le corps réel, c’est celui avec lequel je perçois, qui est dans le monde et qui fait qu’il y a pour moi un monde. Mon corps objectif n’est qu’un concept pour moi: c’est mon corps tel que je le verrais si j’étais dans un autre corps, qui serait par conséquent le mien. Le corps propre, c’est celui par lequel j’agis.
Connaître son corps, c’est savoir s'en servir, et le corps n’est pas ce que je vois là-bas, mais ce dont je me sers habituellement. Le corps est un faisceau d’habitudes, le foyer de mes actions quotidiennes; c’est lui qui donne son sens à mon monde coutumier. C’est lui qui fait que le piano n’est pas la même chose pour le pianiste et pour celui qui ne sait pas en jouer. Le corps donne son sens au monde, et le monde au corps.
Je dois faire abstraction de mon corps pour percevoir un monde, et du monde pour prendre conscience de mon corps. Au sens phénoménal, le corps n’est pas ce que je vois, mais ce avec quoi je me confonds lorsque je fais abstraction du monde. Mû par le flux d’une vie anonyme, il est tissé d’intentions de se mouvoir à l’appel du monde. Mon fond le plus intime est mon corps, et mon corps n’existe que telle une pluralité d’intentions préconscientes, qui constituent comme en secret un monde préalable pour ma conscience.
Puisque je n’ai conscience de mon corps tel qu’il est réellement que dans l’action, et que l’action requiert que je fasse abstraction de mon corps pour ne braquer le projecteur que sur le monde, je n’ai conscience de mon corps qu’à travers ma conscience du monde.
Mon corps n’est pas un fragment d’espace, il est ce sans quoi il n’y aurait pas d’espace. On peut dire qu’il se trouve toujours ici, mais c’est un ici qui n’est pas spatial, en deçà de l’espace: le corps est comme la salle de cinéma, obscure pour que l’on puisse voir clair sur l’écran.
Le pour soi, c’est la pensée; l’en soi, c’est le monde. Si le corps n’est qu’un en soi, il est pur mécanisme, objet hors de moi; si l’âme n’est qu’un pour soi, à l’image du cogito de Descartes, comment peut-elle avoir prise sur le corps et agir?
C’est qu’il ne faut ni partir du corps pour reconstituer la pensée ni partir de la pensée pour reconstituer le monde dont fait partie le corps. L’élément premier, c’est l’existence*: entre la volonté de se mouvoir et le mouvement objectif, il y a la signification motrice de la volonté pour le corps. L’intentionnalité du corps, son sentiment de puissance, c’est cela qui constitue le monde, comme ce sur quoi le corps a pouvoir; c’est de cela qu’insensiblement surgissent la volonté propre et la conscience personnelle.
À l’origine du «je pense», il y a donc un «je peux»: la première conscience du monde n’est pas conscience de le connaître, mais conscience de pouvoir agir sur lui par le corps. Il n’y a conscience que parce qu’il y a puissance, et comme la conscience du pouvoir du corps se fonde sur le monde, il n’y a conscience de soi que parce qu’il y a en même temps conscience du monde : la conscience du monde précède donc, chronologiquement et logiquement, la conscience de soi.