Le grand dessein de Leibniz est de réconcilier les opposés: dans chaque système il «prend le meilleur»; de toutes les philosophies, il montre à la fois la part de vérité, les limites et la mutuelle complémentarité. Ainsi, s’il est vrai que l’on peut expliquer le vivant par des raisons mécaniques (Descartes), on ne doit pas oublier que le mécanique est subordonné à une fin, et organisé par un principe immatériel qui le porte: l’âme (Aristote). S’il est vrai que l’expérience nous instruit (Locke), il ne faut pas oublier le rôle des idées innées (Descartes), qui forment l’armature d’une connaissance organisée.
Les recherches de Leibniz en sciences physiques le conduisent à critiquer la conception cartésienne de la matière. La substance corporelle ne se réduit pas à l’étendue, c’est-à-dire à la simple propriété d’être située dans l’espace et d’en occuper une partie.
Car si la matière «prend de la place», c’est d’abord qu’elle résiste, exerce une puissance, une sorte d’effort. L’extension dans l’espace, à laquelle on voulait la réduire, présuppose une action. L’étude de la chute des corps, à la suite de Galilée, confirme cette idée. Il faut admettre dans les corps quelque chose d’invisible – différent de la masse et de la vitesse – qui explique leur virtuelle puissance d’agir: la force.
Ainsi l’explication des phénomènes matériels fait-elle intervenir une cause immatérielle. C’est la force qui constitue l’essence intime des corps, dont l’extension spatiale n’est que le déploiement. La science elle-même découvre ainsi le «méta-physique»* au cœur du physique*.
L’idée de force permet également de résoudre le problème de l’unité des corps. L’étendue étant divisible à l’infini, on ne peut en effet trouver en elle aucun principe d’unité.
Les atomes de matière sont une fiction qui ne résout rien car, aussi petits soient-ils, ils auront toujours des parties, et seront toujours divisibles en droit.
D’où les corps tireront-ils donc leur unité, si la matière étendue en est dépourvue? Nécessairement d’un être sans partie, indivisible, donc immatériel. Cet être, c’est la force, principe interne de cohésion dans les corps. Les vrais atomes ne sont donc pas ceux de la physique, mais des points d’énergie immatériels. Ce sont des formes, qui organisent la matière, comme l’âme organise le corps. Leibniz les appelle «monades» (du grec «monas»: unité) (Monadologie).
En trouvant la force, nous avons quitté l’étendue pour l’immatériel, l’extériorité pour l’intériorité, l’inerte pour le dynamique, bref découvert au fond de la matière ce que l’on peut déjà nommer l’esprit.
Car, du caillou jusqu’à Dieu, en passant par les végétaux et les animaux, la nature est une hiérarchie de monades, une ascension continue vers l’esprit, depuis la force jusqu’à l’intelligence infinie. Au fond, les corps sont des âmes sans conscience ni mémoire, des esprits momentanés. S’ils sont quelque chose, c’est dans la mesure seulement où, étant des forces, ils sont un peu des esprits.
Chaque monade se distingue de toutes les autres par sa qualité interne, qui est sa perception de l’univers.
Percevoir, c’est avoir un point de vue particulier sur la multitude extérieure, la représenter à travers notre propre unité. Tout étant lié dans l’univers, chaque parcelle n’étant ce qu’elle est qu’en vertu de ce que sont toutes les autres, on pourrait, en droit, retrouver l’ensemble de l’univers à partir d’une seule partie.
Toute monade peut donc être considérée comme une expression, comme un point de vue singulier sur l’univers, bref comme une perception du Tout. On voit donc que toute perception n’est pas consciente: les pierres, les plantes expriment l’univers sans le savoir.
Les animaux – organismes vivants supérieurs* –, eux, sont doués de «sentiment»: ils font l’épreuve de leur perception, mais ne prennent pas de distance par rapport à ce qu’ils vivent. Ils ont une âme, mais ne sont pas des «esprits».
Seul l’homme s’aperçoit de ses perceptions et les distingue de soi: il peut dire «moi» (il est doué d’«aperception»). Cependant, l’activité de l’esprit humain ne se limite pas à la conscience: j’ai de nombreuses «petites perceptions» inconscientes qui agissent sur mon comportement irréfléchi; de même, ma perception consciente est composée de perceptions inaperçues qui la composent (le bruit de la vague est fait des bruits des milliers de gouttelettes de la vague); enfin, mes souvenirs existent virtuellement en mon esprit. Bref, l’activité psychique déborde largement l’activité consciente, même si la conscience en représente la perfection.
La perception ne commence à devenir une connaissance qu’avec la mémoire, grâce à laquelle on peut reconnaître un être déjà vu, et, par habitude, s’attendre à tel événement lorsque tel autre le précède (la vue du bâton fait fuir le chien). C’est là toute la connaissance animale, et celle à laquelle bien souvent les hommes se limitent dans la vie quotidienne.
Ce n’est pas encore la raison, qui connaît les vérités nécessaires. Celles-ci, comme les principes mathématiques, sont innées. L’expérience est seulement l’occasion de développer l’inné, présent virtuellement en nous. Elle le sollicite sans le créer, comme un catalyseur.
Par exemple: «A = A» est une vérité nécessaire, a priori, innée, qui ne tire pas sa certitude d’une expérience répétée, mais qui sans l’expérience n’aurait pas eu l’occasion d’être formulée. De même, la géométrie ne serait pas née sans les problèmes concrets d’arpentage, mais elle put ensuite connaître un développement autonome (mathématiques pures).
Le principe interne de changement, qui fait passer chaque être de perception en perception, est l’«appétition», ou désir. Déjà la force était une sorte d’effort continuel; de même en nous, une insatisfaction permanente, à peine sensible, nous meut sans cesse vers l’avant: c’est l’inquiétude, qui est la vie même de l’esprit.
Alors que l’animal n’est pas maître de son désir, l’homme, parce qu’il est intelligent, est maître de sa volonté: il est libre. Sur ce point il faut éviter deux écueils : le déterminisme et l’arbitraire. Selon Spinoza, tout arrive nécessairement, donc la liberté est une illusion. Mais c’est faux; l’esprit nous met au-dessus du déterminisme mécanique; grâce à l’intelligence, nous pouvons délibérer, et choisir sans être nécessités.
Mais si nos choix sont contingents (cf. fiche 32), ils ne sont pas pour autant sans motif: la liberté d’indifférence («être libre, c’est agir sans raison») est impossible, car «rien n’est sans raison». Celui qui croit agir sans raison est en fait conduit par des perceptions inconscientes. Plus on a de raisons claires d’agir, plus on est libre. Et ces raisons ne nous contraignent pas, elles inclinent sans nécessiter: car un motif n’est pas une cause mécanique; il ne détermine pas la volonté de l’extérieur, c’est elle qui s’autodétermine en s’arrêtant sur lui.
Toutes nos actions sont prévues par Dieu, de toute éternité. Cela n’ôte rien à notre liberté: Dieu a prévu que nous voudrions librement ceci ou cela. C’est à la fois certain pour lui et contingent pour nous.
L’imperfection des créatures, ou mal métaphysique, implique la possibilité de mal agir, ou mal moral*, ainsi que celle de la douleur, ou mal physique. Mais le premier n’est pas vraiment un mal, c’est une nécessité: ce qui n’est pas Dieu est forcément fini. Il est nécessaire que le mal moral soit possible, mais il est contingent qu’il soit réel, cela tient à la liberté humaine. Quant au mal physique, il est la conséquence du mal moral: il est la punition par Dieu du péché originel d’Adam. Dieu a pourtant choisi ce monde, avec ses maux, parce qu’il est le meilleur possible. Il veut le bien en général, mais il permet à la liberté humaine de faire le mal (ce qui n’enlève rien à la culpabilité) parce que ces maux participent au bien plus grand de l’ensemble.
L’amour consiste à trouver son plaisir dans la félicité d’autrui. Ainsi est-ce en se désintéressant de soi qu’on se réalise, et qu’on trouve son intérêt véritable. Or l’amour ne peut cesser d’approcher l’autre ni de le découvrir:
«Je trouve que l’inquiétude est essentielle à la félicité des créatures, laquelle ne réside jamais dans une parfaite possession, qui les rendrait insensibles, et comme stupides, mais dans un progrès continuel vers de plus grands biens» (Principes de la Nature et de la Grâce). La perfection de l’homme est de se perfectionner.