Grand ennemi de la pensée spéculative de Hegel, Kierkegaard dénonce la dilution de l’individu dans les systèmes logiques.
Toujours individuelle, singulière, l’existence est irréductible à la généralité du concept. On ne la déduit pas: on la rencontre, et on la vit. Contingente, elle est introuvable dans les systèmes logiques, qui ne font droit qu’au nécessaire.
Le penseur logicien (hégélien) est ainsi extérieur à sa pensée: son existence n’y trouve pas de place ce qui nie l’essence socratique de la philosophiequi est soin de l’âme, non pas culte des abstractions. Il n’est de vraie pensée qu’enracinée dans la chair de l’individu.
L’existence, au sens fort, est le propre de l’homme. Différente du simple fait d’être, elle se caractérise par une relation consciente à soi-même et par un constant devenir. L'existence ne se présente pas à nous comme un fait définitif, mais comme une perpétuelle remise en cause, comme une tâche.
La relation à soi, en son devenir, implique une distance avec soi, qui jette la subjectivité dans l’angoisse. Que suis-je vraiment, si je suis toujours libre de me faire autre? Et que choisir? La conscience est une question sur soi, toujours relancée. L’angoisse est ce face-à-face vertigineux avec notre liberté et la possibilité de mal faire.
On ne peut se défaire de soi, et pourtant l’on ne peut coïncider avec soi. Ce paradoxe nous jette dans le désespoir. Ce n’est pas de n’être pas ceci plutôt que cela que je désespère, mais de ce moi lui-même qui veut être ceci ou cela, sans jamais y parvenir.
Ce qui est vrai en l’homme, c’est la manière subjective, vécue, qu’il a de se rapporter aux choses. Mais il est plusieurs manières de le faire.
Kierkegaard nomme «stades» les différentes manières pour la conscience d’accomplir l’existence. Le stade esthétique est celui de la jouissance instantanée et de la fuite effrénée d’une conscience qui, pour autant, ne parvient pas à se défaire de soi. Don Juan conjure ainsi le non-sens de l’existence par la griserie de la nouveauté. C’est un échec.
L’homme du stade éthique, quant à lui, veut inscrire dans la durée des préceptes abstraits, qui donnent un sens à la vie. L’exemple type est le mariage, premier moment de la vie sociale et morale. Mais cette attitude elle-même se révèle limitée.
S’il est en effet essentiel à la conscience éthique de se savoir capable de faute, elle découvre en deçà de la culpabilité possible une faute originaire, indéracinable par nous-mêmes. Plus qu’un acte, c’est un mode d’être: le péché*. Il est inséparable d’une relation à Dieu, qui nous révèle à nous-mêmes comme pécheurs.
La vie se découvre alors en relation avec le Dieu transcendant. Mais – paradoxe absolu – l’Éternel est dans le temps, dans le Christ descendu jusqu’à nous pour laver notre péché. La foi* se maintient en dépit, et même en vertu de l’absurdité d’un Homme-Dieu. C’est absurde, mais Il me sauve, et je veux être sauvé, donc j’y crois. La foi est présence réelle, vécue, subjective, à cet Autre.
Le passage à l’existence religieuse «suspend» les exigences de l’éthique: dans la Bible, Abraham accepte de sacrifier son fils Isaac. L’amour absolu de Dieu relativise nos amours terrestres. Pour autant, le religieux n’anéantit pas l’éthique, car il la rétablit après être entré en conflit avec elle. Ce conflit constitue seulement une épreuve.
C’est, selon Kierkegaard, le sens de l’histoire d’Abraham: parce que Abraham était prêt à sacrifier son fils, Dieu le lui conserve. L’homme religieux est conscient, grâce à Dieu, de l’insuffisance de l’homme pour sauver l’homme. L’éthique n’épuise pas le mystère de l’existence.