Les lois les plus générales de la nature sont les lois nécessaires sans lesquelles nous ne pourrions comprendre la nature: si nous voyons par exemple des causes et des effets, c’est que nous ne pourrions appréhender la nature autrement. Cependant, une foule de lois particulières de l’expérience auraient aussi bien pu être tout autres: ainsi, quelle nécessité que le règne animal se distingue si simplement en espèces? Pour comprendre ce phénomène, la faculté de juger recourt au principe de la finalité: il n’y a pas des phénomènes naturels anarchiques qui par hasard se conforment à une certaine rationalité, mais au contraire un concept initial qui préside à la production de la nature. La finalité n’est cependant qu’une supposition de l’esprit humain; rien ne prouve que c’est une réalité. La faculté de juger interroge la nature comme si elle était le produit d’un plan. Au lieu que l’objet détermine le concept qu’on s’en fait, c’est le concept qui produit l’objet: la finalité est ainsi un indice de la volonté qui se réalise dans la nature; c’est un signe de possibilité de la liberté.
La main est l’organe de la préhension: est-ce que c’est parce que nous avons une main que nous pouvons prendre, ou est-ce au contraire pour que nous puissions prendre que nous avons une main? Les causes de la production de la main peuvent être simplement aveugles; la main peut aussi avoir été créé précisément dans le but que l’homme se saisisse des choses. Lorsque tout est expliqué par des causes aveugles, on parle de mécanisme de la nature; lorsque au contraire la cause est la représentation d’une fin à atteindre, on parle de finalité de la nature.
Certains phénomènes peuvent être expliqués par une cause finale, bien qu’une simple cause mécanique y suffise. Ainsi, on pourrait dire que la rivière charrie des alluvions pour rendre ses rives fertiles: il suffit pourtant de dire que les rives sont fertiles parce que la rivière charrie des alluvions.
Certains corps ont été produits intentionnellement par une cause extérieure: ainsi, la montre a été créée par l’horloger selon une cause finale. Chaque pièce de la montre en effet permet le mouvement de toutes les autres, et toutes les autres permettent son mouvement: les pièces d’une montre sont organisées en vue d’une fin extérieure, et l’on ne comprend la production de la montre qu’à partir d’une idée de sa fin (son usage).
Comme pour les produits de la technique, la production de certains corps naturels ne peut être comprise que par une cause finale. Chaque partie de l’arbre est utile à toutes les autres, et réciproquement. La cause finale naturelle est cependant une cause intérieure: le vivant ne sert pas à un quelconque usage, sa fin est au contraire de se produire lui-même. À la différence de la montre, l’arbre se répare tout seul; il se développe seul, se reproduit au sein d’une espèce; ses parties ne sont pas seulement utiles les unes aux autres, elles sont indispensables à l’existence les unes des autres.
La production d’un vivant est incompréhensible par de simples causes mécaniques: j’aurais beau associer les membres inertes d’un homme, je n’en ferai pas pour autant un vivant. La production d’un organisme, c’est-à-dire d’un corps naturel s’organisant lui-même, n’est possible qu’à partir d’une fin: la conservation du vivant.
L’explication scientifique de la nature exige que nous ne recourions qu’à des causes mécaniques; son principe est: toute production de chose matérielle doit pouvoir être pensée mécaniquement. Cependant, quelques productions de choses matérielles ne peuvent pas être jugées possibles d’après de simples lois mécaniques, mais exigent des causes finales. Ces principes ne portent pas sur la réalité des choses, mais expriment deux exigences contradictoires de l’esprit humain.
Nous ne pouvons donc savoir si la finalité existe réellement dans la nature; nous ne pouvons que constater notre impuissance à comprendre certaines productions de la nature autrement. La finalité est donc un fil conducteur pour la réflexion, non un principe objectif. Nous pouvons en faire un usage régulateur et heuristique.
Il serait absurde de dire que la lune est le moyen, pour la mer, de se mouvoir par marées; au contraire, les courants qui lui apportent de quoi se nourrir deviennent pour la moule des moyens. C’est parce qu’il y a des vivants dans la nature qu’il y a une finalité dans le système de la nature: parce que certaines productions de la nature sont des fins pour elles-mêmes, d’autres peuvent apparaître comme des moyens en vue de ces mêmes fins.
Toutes les fins de la nature sont conditionnelles: un vivant ne vit pas simplement pour vivre, mais en vue d’autres fins. La seule fin qui ne soit pas conditionnée à une fin supérieure, c’est le devoir, que seul l’homme est en mesure d’accomplir. La fin suprême de la nature, celle à laquelle toutes les autres sont subordonnées, celle qui seule donne un sens à la Création, c’est l’homme moral. La nature ne nous paraît donc exister qu’en vue de la réalisation de la liberté humaine au travers de l’accomplissement du devoir.
Chacun poursuit la satisfaction de son intérêt propre, sans se soucier de l’intérêt commun; chacun réalise ses fins particulières sans se soucier de réaliser les fins de la nature. Le cours de l’histoire semble donc le chaos des passions. L’égoïsme passionnel des hommes à l’œuvre dans l’histoire ne réalise pas la fin morale de la nature; cependant, il travaille à en favoriser la réalisation. En s’organisant en effet les uns contre les autres, le plus grand nombre possible est le plus heureux possible: les hommes travaillent à une société prospère et heureuse, où il coûterait pas conséquent moins d’accomplir son devoir; il y a plus de difficulté à s’y conformer le ventre vide. C’est ainsi de l’antagonisme* dont la nature se sert pour développer les dispositions morales de l’homme, surmonter sa paresse naturelle, cultiver ses facultés.
L’histoire est le cours même de la nature, «une histoire conforme aux vues de la nature». La fin à laquelle tend l’histoire, réalisation d’un plan caché de la nature, est la production d’une Constitution politique parfaite. Le dernier problème de l’homme est celui d’une société de droit où un maximum de liberté et un maximum de sécurité seront garantis à tous les hommes. La fin que poursuit la nature à travers l’histoire est une république de la plus grande liberté de l’homme – non pas une démocratie: la morale n’y serait pas réalisée de fait (elle dépasse l’ordre de la nature), mais facilitée.
Dans l’état initial de l’humanité, l’état de nature, l’homme encore plongé dans l’animalité n’est gouverné que par l’instinct. Le début de l’histoire humaine, c’est le passage de l’instinct à la liberté. Découvrant qu’il a le choix d’agir, l’homme se trouve aux pieds d’un abîme vertigineux, ne sachant plus que faire.
Seul l’instinct conduit impérieusement, sans interdire ni prescrire. Avec la liberté viennent les commandements de la raison et les impératifs de la morale. Pourtant, l’homme ne songe d’abord qu’à faire usage de sa raison pour lui-même, bien qu’il entre dans le règne de la morale: l’histoire commence donc par une chute morale; l’homme est originairement mauvais.
La nature a voulu que l’homme ne tire pas son bonheur de ce que lui procure l’instinct, mais seulement de lui-même et de l’ingéniosité que permet sa liberté. Si les débuts de l’histoire sont marqués par un mal radical, les générations successives déploient toute leur ingéniosité pour permettre le plus grand bonheur de l’espèce, condition de sa réalisation morale et du rachat du mal radical. Cependant, seuls les derniers hommes jouiront du bonheur total, auquel auront travaillé la totalité de leurs aïeux.
Les actes humains libres sont aussi des phénomènes déterminés de la nature. Le cours en est brouillé dans le détail, visible dans l’ensemble: c’est un développement continu bien que lent. Le progrès est moral. Les progrès de l’histoire ne portent cependant pas sur la moralité de la volonté (dans l’intimité de la conscience), mais sur la moralité du comportement (extérieurement conforme à ce qu’il faut faire): c’est donc bien vers une société où les lois seraient parfaites et parfaitement respectées, et non une communauté angélique, que l’histoire s’achemine.
Si le cours de l’histoire est rationnel, donc prévisible, il y a trois cas possibles: ou bien l’histoire est en perpétuelle régression, ou bien elle est en perpétuelle progression, ou bien elle est en perpétuelle stagnation, perdant toujours les progrès qu’elle gagne (histoire cyclique). Il semble que l’histoire est en progrès continu vers une société juridique parfaite, sans pouvoir accomplir le saut final dans une société morale parfaite.
Cependant, rien ne prouve qu’un progrès est perpétuel: l’expérience des hommes ne nous permet pas de savoir s’ils feront toujours bon usage de leur liberté, puisqu’ils sont précisément libres. Il faut donc chercher un signe historique qui indique que le progrès est inévitable.
L’intérêt désintéressé que chacun montre pour les grands événements publics témoigne de ce que nous ne sommes pas enfermés dans l’intérêt particulier, mais que nous nous soucions aussi du bien de l’espèce en général. Le sentiment d’où l’homme des Lumières tire sa certitude du progrès du genre humain, c’est l’enthousiasme, jubilation pour la réalisation d’un idéal de droit auquel on n’a pas immédiatement et individuellement intérêt.