Les beautés de la nature semblent être créées intentionnellement: comment imaginer que de telles choses viennent du hasard? Tout y convient à notre nature; tout y est harmonieux avec notre esprit. Pourtant, le sentiment esthétique nous apprend moins sur la nature que sur notre nature.
Le beau est un sentiment de satisfaction; il ne se confond pourtant pas avec l’agréable. Ce qui est agréable plaît aux sens (odeur de rose); ce qui est beau s’adresse à l’esprit (poème). Ce qui est agréable à Pierre ne l’est pas à Jean; personne n’est tenu d’être d’accord sur l’agrément d’une couleur. Le beau s’impose à tous; il est l’objet d’une satisfaction universelle.
Le beau est désintéressé: il n’éveille aucun désir, il est pure complaisance dans la contemplation. Il n’est donc ni l’utile ni le bien: nous sommes intéressés à l’existence de l’un comme de l’autre. Si le beau n’est pas le bien, il en est le symbole: il manifeste en effet que l’homme n’est pas exclusivement conduit par l’agrément et l’intérêt, mais qu’il est aussi, jusque dans sa sensibilité, un être désintéressé et libre. Or, la liberté étant l’indice de la moralité, la sensibilité au beau révèle un être moral.
Le goût est la faculté de juger du beau. Il est universel: lorsque l’on dit d’un homme qu’il a du goût, on reconnaît en lui la faculté infaillible de juger ce qui est beau et ce qui ne l’est pas. Pourtant, le goût est quelque chose de subjectif, et l’on dit en ce sens: à chacun son goût. La contradiction n’est qu’apparente: en effet, le goût est à la fois universel et subjectif. Il est ce qui, dans la sensibilité de chacun, est identique à celle de tous. Nous ne sommes pas tous sensibles au goût du vin, mais nous sommes tous d’accord sur une peinture de bon goût.
Le beau est plus un sentiment en l’homme que la propriété d’une chose. À l’occasion de la présence d’un certain objet, un certain état d’esprit paraît, résultat plaisant de l’harmonie des facultés de connaissance humaine. Le beau n’est pas quelque chose que l’on comprend, objet d’entendement: on peut trouver beau ce dont on ignore l’usage. Pourtant, la faculté intellectuelle est éveillée à son occasion.
Le beau est le pressentiment que l’objet présent existe en vue d’une fin, sans pour autant que nous puissions, ou devions nous représenter cette fin. La chose belle est organisée harmonieusement, mais ce n’est en vue d’aucun usageconcevable.
Le beau est donc l’objet d’une satisfaction plaisante mais désintéressée, universelle mais subjective, finale mais sans fin, nécessaire mais seulement en droit. Le sublime* n’est pas pour Kant ce qui est très beau, mais quelque chose d’une tout autre nature.
La nature met en certains hommes le don de créer du beau artificiel (artistique). Le beau artistique n’est qu’une espèce dérivée du beau naturel: celui que la nature produit médiatement par l’homme. Le génie est un talent, il ne s’apprend pas. C’est le génie lui-même qui pose les règles de l’art, c’est-à-dire ce qu’il doit être pour que ses beautés soient conformes à la beauté naturelle.
Le génie, parce qu’il n’a pas de règles, est original; mais parce que ce qu’il produit a une valeur universelle pour la sensibilité humaine, ses créations sont à chaque fois un exemple pour les artistes qui suivent. Elles forment le goût en l’éveillant et en le développant.
Le goût est souvent doublé d’un penchant à la sociabilité; l’homme de goût est enclin à partager ses plaisirs esthétiques, au point de n’en pouvoir parfois jouir qu’en société. Parce que tous les hommes ont le même pouvoir de goût, ils peuvent partager la même satisfaction; partager ce sentiment, c’est former une société, et c’est même, dit Kant, «le début de la civilisation».
La société du goût cultive et forme le goût. Le goût est à la fois comme une faculté innée et un idéal en direction duquel il faut travailler.