«Phénoménologie» est le nom que donne Husserl à une philosophie désormais devenue, selon lui, une science rigoureuse. Pour Husserl, ce n’est pas la façon dont le monde nous apparaît immédiatement qui est un préjugé dont doit nous défaire la science, c’est au contraire la science qui nous nourrit de préjugés dont il faut se défaire par un retour à la conscience immédiate. La phénoménologie cherche à retrouver la chose même, sous l’arsenal de structures théoriques dont la science et la philosophie l’ont couvertes. La perception, par exemple, doit être décrite non pas par des constructions théoriques censées expliquer comment elle «marche», mais comme une façon simple et immédiate de se rapporter au monde. La phénoménologie ne se préoccupe donc pas des propriétés objectives de la chose, mais de la façon dont elle apparaît immédiatement à la conscience. Il y a de multiples façons pour une même chose de m’apparaître: cet arbre ne m’apparaît pas de la même façon selon que je le vois, le heurte, l’imagine, m’en souviens ou lui voue un culte. La phénoménologie se veut une telle science de la conscience et des différentes façons dont elle vise le monde.
Le mathématicien, le physicien, l’astronome n’ont pas besoin de voir pleinement les ultimes fondements de leur science. Ne pas connaître clairement les principes de leurs méthodes ne les empêche pas de les appliquer; ne pas explorer les tout premiers présupposés de leurs conclusions ne les empêche pas de mener à bien les travaux scientifiques les plus considérables.
Le scientifique présuppose toujours l’existence du monde comme certaine. À l’image du sens commun, il considère le monde comme un stock de certitudes à disposition de la pensée, sans s’inquiéter de ce qui peut fonder cette certitude. En outre, le sens commun interprète tout ce que le monde contient comme «choses», situées dans l’espace et le temps, soumises à des causes physiques: la chaise est une chose, mais une civilisation, un sentiment peuvent-ils être légitimement «chosifiés»? La phénoménologie cherche à s’enquérir au préalable de ce qu’est un objet en général.
La pensée scientifique poursuit une transformation du savoir du sens commun. Elle le complète, parfois le contredit; mais en systématisant des connaissances naïves sans s’interroger sur leurs premiers fondements, elle systématise leur naïveté sur ces fondements. La pensée scientifique est naïve, ce qui signifie qu’elle cherche la connaissance sans critique préalable de ses conditions, de ses formes, de ses procédés. En systématisant ce qu’elle présuppose sur de telles questions, elle répand des préjugés.
Les lois de la logique expriment les critères de la validité d’un jugement. Par exemple, «si B est C, et si A est B, alors A est C» est une loi logique: tout jugement qui s’y conforme est nécessairement valide. Or juger est un acte de l’âme, et la science des actes de l’âme est la psychologie. Il semble donc que la logique est une partie de la psychologie, celle qui étudie la pensée valide: c’est le préjugé du psychologisme. Une pensée valide serait une pensée naturelle, faire erreur serait penser contre sa nature.
Selon le psychologiste, les lois de la logique seraient des lois de la nature: celles qui régissent le domaine naturel qu’étudie la psychologie. Le psychologisme est un naturalisme. Selon le naturaliste, les lois logiques sont des lois qui ne peuvent porter que sur des faits, puisqu’il n’existe que des faits.
Cependant, si elles étaient des lois psychologiques, les lois logiques seraient comme toutes les lois de la nature: probables, empiriques, jamais absolument certaines. En fait, les lois naturelles de la pensée sont comme les lois physiques de la machine à calculer, et les lois logiques de la pensée sont comme les lois arithmétiques: il serait absurde de dire que «2 + 2 = 4» est vrai en vertu des lois naturelles qui régissent les rouages de ma machine. Si ma pensée était construite autrement, il serait encore vrai que 2 + 2 = 4; même lorsque je me trompe, ce jugement est vrai. Il faut distinguer les lois de ma pensée de fait, et les normes idéales selon lesquelles je dois penser pour être dans le vrai.
L’histoire de la philosophie est-elle la fondation progressive d’une science en commun, ou le musée de systèmes distincts, individuels et historiquement déterminés? En ce dernier cas, la philosophie serait la systématisation de la sagesse d’un individu, son point de vue sur le monde à partir de son expérience de la vie. La philosophie de la sagesse est historiciste: les systèmes auraient une valeur relative à leur époque. Il découle de ce relativisme un scepticisme: la philosophie peut-elle atteindre la vérité? Pourtant, l’histoire de la philosophie n’est pas en mesure de distinguer la vérité des systèmes, pas plus que l’histoire du droit peut se prononcer sur l’existence d’un droit en soi, éternel.
Husserl cherche à fonder la philosophie comme une science. La phénoménologie n’est pas un système solitaire, mais le fruit de collaborations entre chercheurs; elle progresse. Son domaine est comme celui d’une science de la nature, défini par son thème, étendu à son seul objet. Les définitions n’y sont jamais définitives, les concepts se corrigent au fur et à mesure qu’on avance. Le progrès des sciences consiste à toujours explorer de plus près, et à éclaircir ce qui est obscur. La profondeur est obscure: «La profondeur est affaire de sagesse; la distinction conceptuelle et la clarté sont affaire de théorie rigoureuse.»
Chaque science dispose, dans une «intuition donatrice originaire», de son objet donné en personne par une «vision» immédiate, au sens large du terme: seule cette évidence fonde la certitude de la science. En mathématiques, par exemple, il faut distinguer le jugement 2 + 2 = 4 porté à l’aveugle, «à vide», et le même jugement formé en pleine connaissance de cause, accompagné d’une vision de la chose même, d’«une intuition remplie». Un jugement n’est évident que s’il est donné dans une intuition: c’est ce qui fait que j’y crois. Pourtant, l’évidence d’un jugement n’est pas la croyance qu’on lui porte.
L’intuition originaire de la philosophie est celle que donne la réflexion. La réflexion est une conversion du regard, du monde vers la conscience. L’orientation de la conscience est naturellement portée sur l’objet des vécus: vivre sa joie, par exemple, c’est penser à l’objet sur lequel elle porte. Penser à sa joie elle-même, observer son sentiment, c’est le propre de la «réflexion psychologique». Je peux encore comparer les différentes façons dont la conscience se rapporte à la joie (observer, vivre, etc.); je ne réfléchis alors plus sur le vécu lui-même, mais sur l’attitude de la conscience: c’est la «réflexion phénoménologique», qui porte non sur ce que je vis, mais sur la façon dont cela apparaît à ma conscience lorsque je le vis.
Même si je me trompe en pensant voir Pierre arriver, même si ma joie est feinte ou ma perception floue, il est absolument vrai que je ressens de la joie et que je perçois. La sphère des actes de la conscience est absolument évidente: les actes y sont donnés tels qu’ils sont, dans une intuition remplie. Cette sphère est immanente, ce qui signifie qu’elle est indépendante de la vérité et de l’existence du monde extérieur: même si ce qui m’apparaît n’est qu’une illusion, il est vrai que cela m’apparaît. La sphère de la transcendance au contraire, qui comprend aussi les vécus psychologiques, peut manquer de certitude.
L’objet de la biologie ou celui de la physique sont dans la nature; l’objet de la phénoménologie n’est visible qu’en changeant radicalement d’attitude, en s’abstrayant du domaine de la nature par une double réduction «éidétique*» puis «transcendentale», appelée «épochè» (mise entre parenthèses du monde des faits).
Tout ce qui est simplement présent à la conscience, sentiment, objet perçu, etc., nous jugeons spontanément que cela existe: c’est «la thèse naturelle». La «réduction transcendantale» consiste à suspendre le jugement naturel d’existence de ce qui se présente à la conscience. Elle ne consiste pas à dire que cela n’existe pas, mais à ne plus s’intéresser à son existence, à ne plus en faire usage pour la connaissance, à s’intéresser seulement à ce qui apparaît.
La phénoménologie est la science des caractères les plus universels des objets: elle est donc la science des tout premiers principes.
La sphère de la phénoménologie transcendantale s’ouvre lorsque l’on s’arrache au naturalisme des faits vers les essences. Les essences ne sont pas des choses réelles, comme les idées de Platon: elles sont irréelles, ce qui ne veut pas dire qu’elles n’existent pas, mais simplement qu’elles ne sont pas des choses de la nature.
La phénoménologie n’est pas simplement une psychologie descriptive des essences des vécus. La perception du psychologue, par exemple, est un événement du monde, qui a des causes, des circonstances, des phénomènes corrélatifs dans le corps; la perception du phénoménologue est un phénomène simple, que l’on décrit tel qu’il apparaît, c’est-à-dire comme une façon dont la conscience s’ouvre au monde.