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Heidegger : la science et la technique

L'oubli de l’être est en quelque sorte la spécialité de la modernité, son essence même. Heidegger montre comment la science galiléenne, qui est une réduction de l’étant à la quantité, a pour racine le projet «cartésien» de domination universelle de la nature. Ce projet s’appelle la «technique».

1. La science moderne

A. La mathématisation de la nature

En 1623, Galilée affirme que «le grand livre de la nature est écrit en langage mathématique». C’est l’acte fondateur de la science moderne. Il est décidé que l’on réduira la nature à ce que les mathématiques en peuvent savoir. C’est le postulat qui justifie a priori l’usage exclusif des mathématiques. Connaître la nature, ce sera donc mesurer des quantités, et mettre en équations leurs variations.

Une physique quantitative mathématisée se construit là-dessus: elle réduit le mouvement au mouvement local, et la causalité à la cause motrice. De là à affirmer que l’être se réduit réellement à la quantité mesurable, il n’y a qu’un pas. C’est oublier que la science* n’est qu’un point de vue sur le réel.

La science ne peut pas par elle-même prendre conscience de sa limitation. Elle ne s’interroge pas sur les présupposés de sa démarche. La réflexion sur les sciences ne relève pas de la science (les mathématiques ne nous expliquent pas ce qu’elles sont). En ce sens, on peut dire qu’elle «ne pense pas». Elle opère selon ses règles, dans la dimension qui est la sienne: elle «calcule». La pensée, elle, relève de la philosophie.

B. La vérité scientifique et la vérité

Toute vérité n’est pas scientifique. La vie de tous les jours nous place d’emblée dans l’élément de la vérité, sans que nous ayons à faire des sciences. La vérité scientifique (calculs exacts sur des grandeurs) a pour condition de possibilité l’accès premier à l’être que nous avons naturellement. C’est là la vérité fondamentale. Pour qu’une vérité soit possible (le fait de dire quelque chose qui est), il faut être en contact immédiat avec l’être. La science n’est qu’une manière parmi d’autres de connaître l’être auquel nous avons accès. Son prestige vient seulement de son efficacité; mais il se peut que l’efficacité ne soit pas le fin mot de la connaissance.

Notons que la proposition selon laquelle il n’y a de vérité que scientifique prouve d’elle-même sa fausseté: elle prétend être vraie, or elle n’est pas scientifique, puisqu’elle ne relève d’aucune science, mais réfléchit sur elles. Elle est donc philosophique.

2. La technique

À l’origine du type particulier de connaissance qu’est la science, Heidegger découvre un projet global: la technique*.

Il ne faut pas entendre ici technique comme «art de fabriquer des outils», auquel cas il y aurait continuité entre la technique ancienne et la technique moderne. Non, il y a une différence de nature entre les deux.

La technique moderne est une manière de se représenter le monde, une nouvelle manière pour l’être d’apparaître à l’homme – comme utilisable, disponible. Rien ne doit échapper à la domination de la volonté, tout est sommé de s’y soumettre, même la vie. La technique n’a pas de but, sinon elle-même. La seule fin que se propose le monde moderne est la multiplication des moyens! Ainsi multiplie-t-on les moyens de communication sans se demander si l’on a quelque chose à dire. Pourquoi aller plus loin, plus haut, plus vite? Quel est le but? Peut-on croire sérieusement à l’idéologie du «bonheur par le progrès»?

La technique produit elle-même les besoins qui renforcent sa domination. La planète s’uniformise; plus rien, ni mystère, ni sacré, ne peut résister à son intrusion; tout est finalement sommé de prouver son utilité pour le développement de la technique, ou de disparaître. La vie même est comprise à sa lumière: une bonne vie c’est une vie efficace, rentable, «créative».

Comprenons bien: le danger, ce ne sont pas les machines ou leur utilisation, mais l’essence de la technique, c’est-à-dire le rapport à l’être sur lequel elle se fonde. Le «rapport technique à l’être» est destructeur de l’essence de l’homme, qui réside dans l’ouverture à la contemplation du mystère de l’existence, en dehors de toute utilité. La libération ne pourra venir que de la pensée. Il faudrait, tout en vivant dans un monde technique, ne pas avoir un rapport technique à l’être; rester capable de s’étonner de cette merveille des merveilles: que le monde soit, et qu’il y ait une conscience pour le savoir.

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