Pour accéder à l’être, Heidegger choisit de s’intéresser au seul étant qui a la possibilité de s’interroger sur l’être. Cet étant singulier, c’est l’homme. Heidegger l’appelle Dasein. Ce terme allemand qui signifie habituellement existence (littéralement «être-là») désigne ici le mode particulier d’existence de l’homme, qui consiste à être le lieu unique où l’être s’apparaît comme tel à lui-même. Pour la simplicité de la lecture, vous pouvez dans la fiche remplacer «le Dasein» par «l’homme».
La nature du Dasein est d’être une conscience; et la nature de la conscience est d’être en rapport avec le monde et avec soi-même. Le Dasein est ainsi le contraire d’une chose.
«L’essence du Dasein réside dans son existence»: l’existence ne doit plus être comprise ici comme le simple fait d’être, mais comme la caractéristique d’un étant qui ne coïncide jamais parfaitement avec lui-même, mais sort constamment de lui-même. Le Dasein est en relation permanente d’instabilité avec soi (cf. fiches 53 et 77). S’il n’est rien de défini, c’est qu’il a devant lui toute l’étendue du possible.
La caractéristique fondamentale du Dasein est d’être temporel. Non pas d’être situé «dans le temps», ce qui est aussi le cas des choses, mais d’être tout entier, intérieurement, tissé par le temps. Non pas le temps extérieur, mais le temps vécu. Le Dasein est temporel au sens où l’on dit d’un être fait de matière qu’il est «matériel».
Le temps n’est pas l’objet de la conscience: le Dasein est temps (pour approcher cette idée, dites-vous que le temps est aussi essentiel au Dasein qu’il l’est à une mélodie). Prendre conscience de soi, acquérir une identité, et la poser comme telle, tout cela ne serait pas possible dans l’identité opaque d’un instant sans passage. Être présent à soi, faire réflexion sur soi, c’est se décoller de soi, ce qui serait impossible sans le temps qui nous arrache à l’inertie de l’instant.
Le Dasein est donc constitué par l’unité synthétique des trois dimensions temporelles (passé, présent, futur); Heidegger les appelle des «ex-tases», car en elles le Dasein sort de lui-même, s’étend pour revenir à soi. Disons même que le soi n’est rien d’autre que ce retour à soi après la sortie dans l’extériorité.
Avant de revenir sur la temporalité du Dasein, nous devons en examiner les modes concrets d’existence. Le principal est «l’être-au-monde».
Le Dasein n’est pas dans le monde comme l’eau est dans le verre, ni comme la vache est dans le pré. Il s’y rapporte consciemment. Il a l’idée d’une totalité. À proprement parler, il n’y a de monde que pour le Dasein. L’animal, lui, vit dans le monde mais ne le sait pas, car il ne peut prendre de distance par rapport à la totalité de l’étant. Il ne se décolle pas de ses sensations. Il ne prend pas ce recul particulier qui fait que l’homme peut se sentir seul dans l’univers. L’animal vit dans son milieu; le Dasein existe dans le monde.
Cette relation au monde est constitutive du Dasein: la conscience est essentiellement, de part en part, ouverture sur l’être. Le Dasein est un rapport.
Il y a mille manières de se rapporter au monde; on peut le cultiver, l’aimer, le haïr. Mais il est impossible de ne pas s’y rapporter. C’est pourquoi fuir le monde est encore une manière d’être au monde, une manière d’y assumer sa situation.
Les choses du monde, dans la vie quotidienne, apparaissent toutes, en un sens large, comme des «outils», c'est-à-dire comme des choses à l’usage du Dasein, et relatives à lui. Tous les objets ont un sens humain, et sont immédiatement appréhendées de cette manière. Les routes, les villes, les opinions, l’air, le soleil sont des choses utiles pour assurer notre présence au monde. Or, chaque outil renvoie à tous les autres, et l’ensemble forme un système qui prend son sens par le Dasein qui en est l’utilisateur.
Le monde, comme système d’«outils» ayant un sens social, nous renvoie d’emblée à autrui, comme à celui qui participe à ce même monde. Les objets renvoient tacitement aux autres, à l’humanité. Mes gestes, mes paroles portent tous en eux la présence d’autrui.
La relation avec autrui est constitutive du Dasein: il n’existe et ne devient lui-même que dans la confrontation avec l’autre que soi, qui est aussi un autre soi-même (pensez aux tout premiers moments de la vie: l’homme accède peu à peu à la conscience par la relation avec autrui).
Dans la banalité quotidienne, le Dasein se rapporte à un autrui impersonnel et général: le «on». Le «on», c’est l’opinion, la moyenne, que personne n’a jamais rencontrée, mais qui doit bien exister puisqu’on le dit! C’est le «on» qui détermine ce qu’on dit, ce qu’on pense, ce qu’on fait, ce qu’on sent: c’est à ce sujet qui n’est personne que le Dasein confie le soin de décider de ses goûts, de ses loisirs, de ses opinions. Le Dasein se délivre ainsi de la dure condition d’avoir à être soi-même, en s’abandonnant à la lénifiante dictature du «on».
L’ouverture au monde comporte trois éléments indissociables: la «sensibilité», l’«interprétation» et le «discours». En clair, tout homme est doué d’une affectivité fondamentale, par laquelle et en laquelle il se sent situé sans l’avoir choisie; tout homme interprète le monde, c’est-à-dire lui donne un sens à partir de ses projets; enfin, tout homme articule les différents éléments de sa situation en une unité, bref, est capable de signifier et de raisonner.
La sensibilité, dont l’essence originaire est l’angoisse*, nous révèle notre passivité fondamentale: je ne suis pas maître de mon humeur. Elle révèle le caractère contingent de l’existence, le fait que le Dasein est jeté dans l’existence sans l’avoir choisie, abandonné à lui-même. Elle se fonde donc sur un passé immémorial: notre venue à l’existence.
L’interprétation s’opère dans l’anticipation de l’avenir: elle implique la projection de soi en avant. Le futur n’est pas seulement un maintenant qui n’est pas encore, et qu’il faudrait attendre, mais le mouvement de se porter vers ce qui n’est pas. C’est à partir du projet que le passé lui-même prendra un sens, et sera réassumé, sauvé en quelque sorte. Le futur a la priorité: il est ce qui donne son dynamisme à la temporalité du Dasein.
Cette temporalité active, enracinée dans un projet résolu du Dasein, est l’idéal de l’existence authentique. Elle doit être conquise sur l’existence inauthentique, qui est notre lot habituel.
Il y a en effet pour le Dasein deux manières d’exister: soit il assume résolument la condition de Dasein, en ne se cachant ni sa liberté ni sa contingence; soit il fuit cette condition et cherche à se décharger de soi en s’abandonnant au «on».
L’existence inauthentique se réalise en deux attitudes typiques: le bavardage et la curiosité. Le bavardage, ou le «on-dit», est une manière particulière d’user du langage. On ne cherche pas à penser véritablement les choses à travers les mots, mais on manie des pensées mortes, en veillant seulement à se conformer à «ce qui se dit». On se borne à opposer des mots à d’autres mots, à répéter des opinions préfabriquées, sans chercher la vérité.
La curiosité, c’est la chute et la fuite dans le monde. Il s’agit de sortir constamment de soi sans retour, en s’engageant dans la quête indéfinie du nouveau, de l’inédit, dans le seul but de se distraire de l’angoisse. Une perpétuelle agitation supprime toute réflexion sur soi, permettant d’éradiquer toute vie intérieure. La curiosité entretient l’illusion d’une vie intéressante, «à la page», et cache le vide terrifiant d’une existence aveugle à l’essentiel, qui ne s’appartient pas à elle-même.
C’est en pensant lucidement à sa propre mort*, qui est sa possibilité la plus personnelle, que le Dasein peut ressaisir l’ensemble de son existence, et se l’approprier, en s’arrachant à la déchéance de l’impersonnalité. La mort doit être le revers de toute action, la possibilité qui hante chacun de nos actes, pour qu’il soit effectué à chaque fois comme s’il était le dernier.