La culture de l’homme l’arrache de sa particularité naturelle pour lui permettre de se conformer à un modèle d’homme universel: l’homme manifeste ainsi sa liberté (cf. fiche 48) et sa supériorité sur l’animal. Les mœurs sont la réalisation immédiate de cette liberté au sein d’une communauté humaine: parce que l’homme qui agit selon les mœurs agit par habitude, les mœurs forment une seconde nature immédiate, qu’il suit sans remise en question. Lorsque la communauté prend conscience de son unité de mœurs, elle fonde l’institution nationale de son unité: l’État. L’État est le fondement concret des mœurs, de la morale, du droit: de la liberté en général. L’État naît de la conscience de l’unité d’un peuple; l’évolution de cette unité est conservée dans l’histoire écrite. Il n’y a d’histoire, sans doute, que là où il y a État, c’est-à-dire conscience de l’universelle action d’un esprit unique, qui se manifeste dans tous les produits d’une civilisation.
Pour certains, l’État a pour destination de veiller à la sûreté des individus: chacun est libre d’y adhérer ou non pour son bien propre; le principe de l’État est l’intérêt des particuliers, but de l’union sociale.
Selon Rousseau, au contraire, le principe de l’État est la volonté générale. La volonté générale est ce qui se dégage de commun dans les volontés individuelles, une fois retranchées toutes les particularités. La réalisation d’une telle théorie a abouti à la période révolutionnaire de la Terreur: au nom de l’intérêt général, tout particularisme est supprimé brutalement. Au regard d’un tel État, les hommes ne doivent être que ce qu’ils ont de commun, c’est-à-dire des citoyens, jamais des privés: toutes leurs actions doivent être universelles.
En réalité, l’État reconnaît et garantit le droit des particuliers à mener leur vie selon leurs intérêts. En échange, la réalisation des intérêts des particuliers, prévenant toute tentative de sédition, renforce l’État par l’enrichissement de la nation. Protecteur de la société civile, l’État est son fondement; bénéficiaire de son activité, il en est la destination.
Éduquée selon un modèle universel, la volonté des individus n’est plus immédiate, mais rationalisée, et tend à une vie commune universelle, dirigée non plus seulement selon l’impulsion du désir, mais selon des principes pensés. Cette vocation de l’individu trouve sa réalisation dans l’existence d’un État, concrétisation de la liberté de la volonté rationnelle. Que l’individu l’accepte ou non, le sache ou non, sa volonté se réalise dans l’État.
Chacun choisit librement et à sa convenance le but de sa vie. Les individus trouvent immédiatement le droit, garanti par l’État, de vaquer à leurs intérêts particuliers; par la médiation de leurs activités professionnelles et des corporations (groupements d’intérêts professionnels), ils trouvent la conscience de l’universalité de leur volonté, dont la réalisation est encore l’État. L’État est le fondement et la destination de la liberté des individus.
L’État n’est pas un mécanisme, mais un organisme. Il ne fonctionne pas comme plusieurs pièces agissent l’une sur l’autre, mais dans la collaboration, en vue de la vie du tout, de membres dont les existences dépendent les unes des autres.
La Constitution différencie l’État en plusieurs pouvoirs. La distinction des pouvoirs n’est pas une séparation des pouvoirs destinée à leur équilibre mécanique par effet de contrepoids. Indépendants les uns des autres, les différents pouvoirs seraient impuissants; chacun d’eux appelle la collaboration, loin de toute idée de méfiance réciproque et de compétition.
Selon la théorie classique, il y aurait trois pouvoirs: législatif, exécutif, judiciaire. Selon Hegel, le judiciaire appartient à la sphère de la société civile. Les trois pouvoirs sont le pouvoir législatif, universel et abstrait, le pouvoir gouvernemental, ou pouvoir de délibération sur les cas concrets, et le pouvoir du prince ou chef de l’État, pouvoir de décision.
Les trois éléments qui constituent l’État sont le législatif, l’exécutif – qui comprend pouvoir gouvernemental et pouvoir du prince –, et les états (différents de l’État), correspondant aujourd’hui aux associations, lobbies, syndicats, partis, etc. Le peuple en effet ne forme pas un amas de volontés diverses inorganisées qui pèsent en masse sur le pouvoir, mais s’organise en une volonté unique, par l’intermédiaire de regroupements en états. Groupements d’intérêts englobant les corporations, les états ont à la fois le sens du bien propre des particuliers et celui de l’État (bien universel).
Des états sont issus les députés, dans la mesure où tous ne sauraient participer aux délibérations publiques, ni avoir le sens des affaires de l’État. Cependant, les particuliers ont le droit d’exprimer leurs positions à ce sujet: c’est l’opinion publique. Le vrai et le faux s’y mêlent, mais la liberté d’expression est moins dangereuse que sa répression.
Le prince ne décide pas arbitrairement, mais en fonction des lois universelles (législatif) et des délibérations du gouvernement (gouvernemental). S’en remettant à la connaissance étendue et approfondie de ce dernier, il se contente le plus souvent de signer.
Cependant, sa décision est essentielle parce que souveraine et irrévocable. Il faut que le pouvoir soit incarné par un individu. Les monarques ne se distinguent pas par une compétence particulière; pourtant, des millions d’hommes leur obéissent. C’est qu’il est de leur intérêt d’obéir à un pouvoir de décision absolu. Le monarque est au-dessus de toute responsabilité: ses serviteurs directs, ses conseils sont responsables devant lui, et révocables.
L’histoire philosophique se fonde sur une véritable connaissance du processus concret de l’histoire et de sa signification générale. Elle pénètre l’esprit d’un temps, le saisit dans toutes les manifestations de la vie de ce temps, et contemple le cours universel de l’histoire.
Celui qui voit dans le cours de l’histoire une suite de passions, un entrechoquement d’intérêts, est lui-même borné à ce point de vue sur le monde. Au contraire, la conviction de l’histoire philosophique est que le cours des événements est gouverné par la raison. Cela ne signifie nullement qu’il y aurait des lois de l’histoire, en vertu desquelles les situations se répéteraient; la singularité d’un temps est au contraire telle, que la connaissance du passé historique ne sert jamais directement à l’action du monde présent.
La rationalité du cours de l’histoire est un préjugé philosophique aux yeux de l’historien de métier. La philosophie la démontre, l’histoire philosophique le suppose démontré: c’est la connaissance de la raison qui prouve que la raison gouverne le monde, par-delà la variété des événements, qui nous empêche d’en voir l’unité.
Comme être naturel, l’homme appartient à la nature; mais comme être conscient, il appartient au monde de l’esprit. Ce qui occupe toute la scène de l’histoire, c’est ce qui se passe en esprit: un fait brut n’est rien sans un enjeu. L’histoire universelle présente les étapes par lesquelles l’esprit prend conscience de sa liberté à travers la conscience des hommes et des peuples.
L’histoire d’un peuple, c’est celle de ses activités pour parvenir à la conscience de lui-même. D’abord mû par le souci de survivre, il cherche sa satisfaction dans la poursuite d’une tendance qui lui est obscure. À mesure qu’il évolue, un peuple cherche à connaître le principe qui le pousse à agir. L’esprit d’un peuple* est en germe dans ses origines et, jusqu’au déclin, il poursuit un cours nécessaire. Aucun individu n’empêche que ce qui doit arriver arrive.
Une fois que chaque peuple a atteint la connaissance parfaite de son principe, il n’a plus rien à faire en ce monde et décline. Parvenu à la connaissance de ce qu’il est, il se modifie, puisque l’élément de l’esprit est la connaissance. Un peuple historique n’est qu’une étape dans le processus universel de l’histoire. En s’accomplissant, l’esprit d’un peuple sert de transition vers une autre civilisation. Le fruit de son douloureux enfantement, un peuple en laisse la jouissance à celui qui lui succède sur le trône du monde, et ses périodes de bonheur sont les pages blanches de l’histoire.
Les idéaux de justice se brisent au contact de la froide réalité historique; c’est peut-être qu’ils ne sont que les rêveries d’un individu qui s’est cru assez supérieurement intelligent pour décider du bien du monde. Il est aisé, et superficiel, de voir le mal, bien plus difficile de trouver le bien. Ce qui est vide n’est pas un idéal: ce qui est idéal est réel, c’est l’esprit qui se montre dans le monde.
Aux yeux du moraliste, l’histoire est la fresque des passions vaniteuses des hommes. Mais pour bien juger de l’histoire, il faut la considérer d’en haut, non par «le trou de serrure de la moralité». Certes, les passions sont les mêmes au sommet de l’État et dans une petite ville: mais l’intérêt objectif qui s’y joue n’est pas le même. L’histoire se place sur un terrain plus élevé que la morale privée. Ceux qui ont résisté au mouvement du monde au nom d’une morale que les passions des grands hommes renversent ont été emportés dans les ruines d’un monde abandonné de Dieu.
Toute passion qui porte contre la légalité, la morale, etc., n’est pas pour autant justifiée d’un point de vue historique: il faut qu’elle aille dans le sens du monde. L’énergie de la passion étant supérieure à celle de la volonté morale, la raison y puise sa force historique; l’homme dont elle use y trouve son compte. La passion est prise ici en un sens plus large qu’en morale: il s’agit du mouvement obstiné possédant toute l’âme d’un homme. La volonté morale respecte le monde existant (elle en est issue): la passion, en renversant tout, peut faire avancer la réalisation de l’esprit.
Ainsi, le grand homme est celui dont la passion va dans le sens de l’histoire. Sa force de conviction entraîne les hommes parce qu’ils reconnaissent en lui le principe fondamental qui meut leur peuple.