La pensée politique selon Hegel ne se perd pas dans le monde des idées; elle comprend le réel et le présent. Son rôle n’est pas de dénigrer l’être au profit du devoir être: le philosophe n’est pas un donneur de leçons. C’est sa modestie; la philosophie n’est là que pour comprendre ce qui s’est accompli, elle arrive toujours trop tard pour agir: «La chouette [oiseau fétiche de Minerve, déesse de la Sagesse] de Minerve ne prend son vol qu’à la tombée de la nuit» (Principes…). Le monde a cependant des comptes à rendre à la pensée: c’est notre liberté que de ne plus rien accepter naïvement, et d’exiger de tout justification aux yeux de notre conscience: c’est le principe même sur lequel doit à présent reposer toute politique. La volonté vraiment libre ne se réfugie pourtant pas dans un perpétuel non à tout ce qui cherche à la déterminer; elle ne se laisse pas plus emporter au courant du monde. Elle se détermine elle-même, et la liberté est l’étoffe de la volonté, dit Hegel, comme la pesanteur est celle des corps. Le monde présent des lois et des mœurs est donc la réalisation concrète de la volonté des hommes: «Le système du droit est le royaume de la liberté effectivement réalisé» (id.).
Il y a différents types de liberté, qui sont autant de degrés. Je trouve en moi ce que je suis, mais je n’invente pas ma propre nature, qui m’est imposée. Coïncider avec ce qu’elle me prescrit, c’est ne vouloir que ce que ma nature veut, indépendamment de toute contrainte qui pourrait s’y ajouter. Le critère de la liberté, c’est alors le sentiment d’agir conformément à sa nature. Selon le premier degré de la liberté, le sentiment est le principe de la volonté libre; mais c’est une volonté libre qui ne se connaît ni ne se produit elle-même: elle ne fait que se trouver telle qu’elle est. Cette liberté, Hegel l’appelle sentiment pratique.
Ma nature est composée d’une pluralité de tendances différentes, multitude de contenus particuliers de ma volonté. Je ne choisis pas le contenu de mes tendances, mais c’est moi qui décide des tendances qui seront satisfaites; en choisissant, je détermine ma personnalité à partir de ma nature. Selon cet autre conception de la liberté, je suis donc la forme de ma volonté, mes tendances en sont le contenu; c’est dire que la volonté n’est pas complètement libre.
Certes, je ne choisis pas les aspirations que je trouve en moi, mais ma volonté, formelle et vide, a le pouvoir de refuser tout contenu qui la déterminerait, et de se déterminer elle-même pour un seul d’entre eux, n’importe lequel; cet autre type de liberté est appelé liberté d’indifférence, ou libre arbitre. Quoi que je décide, je serai toujours libre: mon choix est en somme contingent. Comme rien en moi ne me pousse à me déterminer pour telle chose plutôt que pour telle autre, c’est la contingence qui le fait pour moi.
Chaque tendance suit sa pente propre au détriment des autres; exclusive, elle se fait passion et m’enchaîne à elle pour mon plus grand malheur. En fait, la volonté libre se détermine en fonction d’un calcul de satisfaction; selon ce type de liberté, la volonté se modère en déterminant un système de ses penchants, faisant droit aux uns par rapport aux autres, mesurant pour atteindre la félicité.
Ce système des tendances est un modèle universel auquel elles doivent se conformer, puisqu’elles doivent s’y inscrire; l’éducation des désirs immédiats, c’est la culture, vecteur de liberté opposé à la nature. Avec elle, la volonté vraiment libre enfin se détermine pour ce qu’elle trouve en elle parce qu’elle en sait la raison; avec elle peut commencer le règne du droit, degré supérieur de liberté.
Le droit est issu de la volonté des hommes mais, une fois réalisé, il existe indépendamment d’eux. Dès lors, la volonté peut s’opposer au droit en soi et affirmer sa liberté particulière contre les lois: c’est le crime (qui ne se confond pas avec le meurtre: un vol est aussi un crime). Aux yeux du droit n’existe que ce qui doit être; comme le crime ne doit pas être, c’est un néant pour le droit. Le droit cherche donc à anéantir le crime et à rééquilibrer l’ordre des choses comme s’il ne s’était rien passé.
Si l’application du droit est immédiate, c’est-à-dire réalisée par la personne lésée elle-même, il y a vengeance. La vengeance suit la loi du talion – œil pour œil, dent pour dent – pour replacer le criminel dans la situation d’où il est parti. La vengeance peut bien intervenir à juste titre, elle n’est pour le criminel que la manifestation de la volonté particulière de sa victime: elle est donc à son tour pour lui une injustice commise par sa victime à son endroit. Sous la forme immédiate de la vengeance, la justice est donc infinie: chaque rétablissement du juste par l’un est à son tour une injustice pour l’autre.
Le droit doit donc être appliqué médiatement, c’est-à-dire par l’intermédiaire d’un tiers, désintéressé de la situation. Le juge applique le droit en soi, et lui donne effectivité en contraignant les parties à sortir du cycle infini des justices particulières de la vengeance. À la vengeance, se substitue la peine.
Le droit est l’aboutissement nécessaire de la volonté libre. En tant qu’il est libre, le criminel reconnaît donc toujours le droit. Or pour qu’il y ait un droit, il faut qu’il s’applique à tous, sans quoi il serait injuste et ne serait pas le droit. Le criminel cependant, qui sait que le droit doit s’appliquer aussi à lui, veut faire exception. Sa volonté est contradictoire: en tant qu’elle est volonté libre et universelle, elle cherche que le droit s’applique à tous, lui compris; en tant qu’elle est volonté enchaînée à sa particularité, il veut transgresser le droit. Punir le criminel, c’est ne vouloir reconnaître en lui que l’être doué d’une volonté libre et rationnelle. En ce sens, le criminel lui-même veut être puni! Le punir, c’est lui faire honneur contre l’abjection dans laquelle lui-même s’est mis, c’est donner raison à sa volonté (libre), même contre sa volonté (particulière). La punition n’est pas le dressage d’une bête nuisible et sans raison.
Tout se passe comme si, en réalisant un droit qui existe indépendamment d’eux, les hommes n’y reconnaissaient plus leur volonté. Le droit devient une contrainte extérieure, alors qu’ils l’ont voulu eux-mêmes: c’est la contrainte de la liberté. Comme chez le criminel, la contradiction n’est surmontée qu’en reconnaissant l’empire de la liberté sur la volonté. Le droit, c’est la liberté qui s’oublie elle-même en se réalisant; la moralité, c’est la conscience de soi de la volonté libre.
Être moral, c’est d’abord ne pas commettre de faute. Or, se savoir libre, c’est savoir ce que l’on fait; c’est donc ne s’imputer une action que dans la mesure de ce que l’on en sait. Il n’y a pas de faute s’il n’y a pas de volonté libre à l’origine de l’acte fautif: contraint et forcé, un crime n’est qu’un accident; il n’y a pas faute s’il n’y a pas non plus savoir de la faute: dans ce que j’ai fait, il y a ce que je projetais de faire, et ce qui s’en est suivi sans que je l’ai prévu ni voulu. Seul mon projet peut être faute: Œdipe est bien l’auteur de la mort de son père, mais en fait il n’estpas parricide parce qu’il ne se sait pas meurtrier de son père. C’est selon ce principe que les fous ne sont pas réputés coupables de leurs actes.
Le projet d’un acte, c’est la représentation de ce qu’on s’y propose de faire. Même un désir immédiat pose un projet, dont la réalisation est satisfaction. Chez un être pensant cependant, le projet est animé d’une intention, c’est-à-dire d’un propos réfléchi et pesé, choisi contre tout autre pour sa valeur relative au bonheur personnel. L’intention cherche le bonheur sans commettre de faute; c’est dire que la moralité est une recherche du bonheur, sans attenter au bonheur d’autrui. La formule de la moralité, c’est le bonheur moral. Pourtant, le bonheur se distingue du bien: chacun définit son bonheur en particulier, alors que le bien est ce que tous doivent faire.
La conscience du bonheur moral est donc la moralité de l’individu dans sa particularité; celle du bien, la moralité de l’individu dans son universalité. Le bien doit être le but de toutes les volontés et de toutes les actions. Parce qu’il doit absolument être réalisé, chaque acte bon est un devoir absolu.
Que faire cependant si deux devoirs se contredisent? Chacun d’eux doit absolument être réalisé, et exclut la réalisation de l’autre: le conflit des devoirs est une contradiction du bien.
De plus, le bien peut s’opposer au bonheur personnel: si tous réalisent le bien contre leur bonheur, quel bien serait réalisé? Tous se rendraient malheureux pour réaliser le bonheur universel!
La conscience morale est juge souverain de ce qui est bien ou mal; elle ne repose que sur elle-même, et refuse de s’en laisser imposer. Elle ne doit se décider que d’elle-même, mais quel doit être le contenu de sa volonté? Tout ne repose que sur sa certitude d’être dans le bien. Rien n’est bon dans la volonté déterminée par autre chose qu’elle-même; mais qu’est-ce qui est nécessairement bon dans une volonté qui ne se détermine que d’elle-même? Le seul critère de son action n’étant que la certitude d’agir comme il le faut, la conscience morale est toujours sur le point de mal agir, puisqu’elle n’agit qu’en fonction d’elle-même, ce qui est «la racine du mal».
L’homme qui à ses propres yeux agit toujours bien, parce qu’il agit toujours selon lui-même, est le plus mauvais qui soit, alors qu’il croit être des meilleurs. Il ne suffit pas de toujours vouloir le bien pour être bon, lorsque l’individu en est seul juge. Selon ce principe, même le meurtre peut être un acte bon, et c’est ainsi qu’on justifie le vol ou la fuite à la guerre; à ce compte, n’importe quel acte est bon.
Le mal absolu, c’est cependant l’abstention totale de la belle âme, pour laquelle à l’inverse tout acte est un mal: car refuser d’agir, c’est encore agir. La belle âme, qui se croit trahie par le monde, s’enfonce en elle-même et se pense absolument bonne: c’est elle qui trahit le monde, et lui fait tort par son abstention. Son retrait est un entêtement orgueilleux, égoïste et narcissique: la cime extrême de la moralité selon la conscience est donc immorale. C’est dire que le véritable fondement de la morale ne se trouve que dehors, dans le monde, dans la communauté des hommes: l’État, réalisation de la morale, n’est pas donné d’un coup comme la bonne conscience, mais se réalise progressivement au cours du temps. Il faut donc juger de la moralité non selon la conscience, mais selon l’histoire.