Il y a une interprétation philosophique de la psychanalyse, comme il y a une interprétation psychanalytique de la philosophie: on ne fait œuvre de philosophie que par la première. Les théories de la psychanalyse ne sont alors pas plus philosophiques que les théories de la physique: à leur image cependant, elles éclairent la réflexion du philosophe et la nourrissent. De son côté, la psychanalyse cherche à traduire la métaphysique, qui s’occupe des problèmes de Dieu, de l’immortalité de l’âme, de la morale, en métapsychologie. Au lieu de chercher à répondre à ces questions de manière démonstrative comme le fait la philosophie, elle cherche à mettre en lumière les conditions psychologiques de l’apparition de telles questions, auxquelles se joignent les interrogations religieuses du péché originel, du paradis, etc. Traduire n’est cependant pas réduire: parce que la psychanalyse ne répond pas à ces questions, mais cherche plutôt à montrer pourquoi l’homme se les pose, elle laisse le champ libre à la réflexion philosophique; on ne peut pas résumer la question de Dieu à la recherche œdipienne de la protection d’un Père.
En s’intéressant à l’individu, la psychologie s’intéresse d’emblée aux relations que l’individu entretient avec autrui: ces relations construisent la personnalité dans la mesure où autrui est objet, modèle, associé, adversaire du désir, etc.
Autrui apparaît aussitôt comme perspective de plaisir et de contrainte du plaisir: incarnation de l’amour (Éros), il est encore incarnation de la nécessité (Anankè). Éros est la puissance de l’amour, originairement entre l’homme et la femme, et entre la femme et l’enfant; Anankè est la nécessité du travail commun en vue de la survie. Les deux principes, Éros et Anankè, conjuguent ainsi, dans le rapport à autrui, leur puissance, et constituent les piliers de la société.
Au fondement de la société, l’amour, originellement sensuel, demeuré tel dans l’inconscient humain, relie les hommes: lui seul fait qu’ils se supportent en collectivité et acceptent la limitation de leur narcissisme. Le seul intérêt commun ne justifie pas que les hommes restent ensemble: la société est liée par l’amour. Ainsi s’explique notamment que, si la névrose empêche la vie collective, inversement la vie collective entrave le développement de la névrose. La foule est un remède indirect aux problèmes de l’individu, en lui permettant d’exprimer son amour sublimé.
La vie en société impose des contraintes à l’individu, limitant ses possibilités de plaisir; en retour, elle le protège contre la recherche du plaisir des autres. La collectivité modèle le moi, en lui inculquant par l’éducation le principe de réalité. Cette limitation réciproque des plaisirs aboutit à la constitution d’un ordre légal, et à l’exigence de justice, caractéristique de la civilisation.
La puissance d’amour qui relie les hommes n’aurait besoin d’aucun ordre légal si des forces ne travaillaient pas contre elle. À côté de l’Éros, puissance constructive qui rassemble les hommes, œuvre l’instinct de mort (Thanatos), puissance destructrice qui les divise. L’instinct de mort se traduit par l’agressivité réciproque de l’individu et de la collectivité.
Restreignant fortement l’épanouissement des tendances, la civilisation est aussi un puissant facteur de névroses. Il s’y constitue une conscience morale, comme un surmoi de la collectivité, modèle d’un grand homme passé qui joue le rôle de père, et exige de chacun de ses membres qu’ils s’y conforment. Produit de la civilisation, le surmoi se perpétue par l’éducation; il est l’ensemble de ces règles, familiales, morales, sociales, religieuses, dont le mépris se traduit par le sentiment de culpabilité.
Les mêmes facteurs qui président à l’apparition des névroses président à l’apparition de la religion. L’enfance de l’homme, comme l’enfance de l’humanité, est caractérisée par la vulnérabilité et la détresse, que l’homme rend supportables par une activité fantasmatique. La religion est l’imagination consolatrice des hommes: elle leur procure une providence protectrice et bienveillante contre les forces naturelles de la réalité, la mort en particulier.
C’est le noyau paternel que la religion monothéiste révèle ainsi par l’idée d’un être tout-puissant, au savoir et à la bonté infinis. Cet être, à l’image d’un père, suscite une ambivalence de sentiments, entre amour et haine, désir de rester sous sa protection et désir de prendre sa place. C’est dans la relation au père que se trouve la racine de l’exigence religieuse.
L’identification au Père est un projet, non un acquis: ses exigences forment un idéal du moi sous la forme de règles religieuses de pureté et de force. Dieu est le surmoi de l’humanité.
Le cérémonial que le névrosé construit autour de sa névrose pour éviter d’en éprouver l’angoisse ressemble en tout point au rite religieux, que le croyant ou le prêtre suivent scrupuleusement pour s’épargner la culpabilité. De même, l’amour mystique, étendu à la totalité de l’humanité, est l’une des techniques destinées à détourner et à satisfaire en toute circonstance le principe de plaisir, quelle que soit la réalité. Ainsi, les manifestations religieuses ont les mêmes caractères que les symptômes névrotiques.
La religion est une illusion*, ce qui ne signifie cependant pas que ce qu’elle professe soit faux, mais seulement qu’elle est la manifestation de la victoire du principe du plaisir sur le principe de réalité: son critère de vérité est plus le désir intérieur que l’obstacle extérieur sur lequel celui-ci se brise. Elle considère la réalité de ce qu’elle croit comme plus importante que la réalité de ce qu’elle voit. Cependant, dans l’absolu, rien n’est prouvé sur l’existence de Dieu, une fois démontré que la foi dérive du rapport infantile au Père. Ainsi, la psychanalyse demeure neutre métaphysiquement: elle «n’est pas capable de se forger une représentation particulière de l’univers». C’est sa limite, dans la mesure précisément où elle appartient à la science, et non à la philosophie.
L’œuvre d’art* joue en nous des scènes que nous ne savons voir ni comprendre; elle nous émeut d’autant plus que nous ne comprenons pas pourquoi. Les processus qu’elle met en œuvre sont inconscients: l’œuvre d’art a précisément pour effet de solliciter l’inconscient.
L’œuvre est comme le jeu des enfants, création d’un monde imaginaire satisfaisant mieux que le monde réel les exigences du principe de plaisir. Comme l’enfant, l’artiste prend son jeu très au sérieux, s’y investissant tout entier. Il s’agit donc, pour la psychanalyse, de comprendre l’œuvre d’art à la lumière de l’état d’esprit de l’artiste en création.
L’effet de l’œuvre est de reproduire l’émotion créatrice de l’artiste dans l’âme de celui qui contemple sa réalisation. Produisant ainsi une véritable communication des inconscients, l’art a le pouvoir de créer des archétypes de l’affectivité humaine, à l’image des Vierges de Raphaël, ou du Hamlet de Shakespeare.
L’interprétation de l’œuvre par le psychanalyste n’y trouve rien que l’artiste n’y ait mis: ce que le premier observe de l’extérieur, à la lumière de son expérience des névroses et des phénomènes de l’inconscient, le second l’exprime, souvent sans le formuler ni le savoir explicitement, par un formidable pouvoir de concentration sur ce que l’âme humaine recèle de plus profond.
À la «satisfaction imaginaire de désirs inconscients» que procure l’art s’ajoute une «prime de séduction», constituée par la perception du beau. Le beau ne se réduit pas, pour Freud, à une explication psychanalytique par l’inconscient: c’est un phénomène autonome, à part, sur lequel la psychanalyse n’a rien à dire.
L’activité artistique est un moyen de déviation et de satisfaction de pulsions refoulées, qui sont souvent d’une rare violence chez l’artiste. Pourtant, la névrose n’entraîne pas automatiquement le talent artistique, puisque de nombreux névrosés ne le possèdent pas: il est donc une marge de liberté, que la psychanalyse est impuissante à réduire. L’art dans sa nature reste hors de portée de la psychanalyse.