La réflexion a engendré deux idées hétérogènes: celle d’éten- due matérielle, celle de pensée. Comment rendre compte de l’unité de l’homme à partir de ce dualisme tranché entre deux natures?
La nature de l’âme est distincte de celle du corps. Considérant le corps comme un pur objet matériel, Descartes en fait une théorie mécaniste*.
L’organisme n’est qu’une grande machine perfectionnée, entièrement explicable par les lois de la physique. Inutile de recourir à un principe immatériel d’animation pour expliquer la vie. Tout n’est que leviers, tuyaux, chaudière… L’animal, pure machine selon Descartes, ne ressent rien, il réagit de manière purement mécanique.
Ce modèle est fécond pour les sciences – la médecine en particulier, qui cherche à comprendre le fonctionnement du corps pour agir sur lui.
En effet, cette conception, utile scientifiquement, ne correspond pas à l’expérience vécue de notre corps. Nous n’utilisons pas nos corps comme des outils extérieurs à nous-mêmes. Le corps n’est pas une chose comme les autres; il est mon corps.
Si mon âme y était jointe comme à un simple objet, elle prendrait connaissance de son état comme un capitaine constate les avaries sur son bateau, à distance et sans douleur. Mais voilà, «je ne suis pas dans mon corps comme un pilote en son navire» (Méditations métaphysiques, VI): je ne constate pas les lésions de mon corps, je les ressens violemment; mon corps, c’est moi.
Je n’ai pas un corps comme on a une voiture; je suis étroitement uni à lui; bien plus, je ne forme qu’un seul tout avec lui; pourtant, je ne suis pas non plus mon corps, au sens où je m’y réduirais; je suis âme et corps. Il est quasi impossible de concevoir cette union de deux natures distinctes; pourtant, c’est un fait, puisque chacun la vit tous les jours.
Si l’âme meut volontairement le corps, le corps meut aussi l’âme. Les passions sont l’ensemble des émotions de l’âme qui sont causées par les mouvements ou états non volontaires du corps (exemple: la faim).
La passion incline l’âme à vouloir des choses auxquelles elle a d’abord disposé le corps. Ainsi la vue d’un fauve, en accélérant mon rythme cardiaque, en nouant ma gorge, etc., dispose mécaniquement mon corps à fuir, pour faire cesser ce malaise. Mon âme, affectée de peur, croit vouloir la fuite alors que c’est le corps qui l’y entraîne.
Descartes raconte qu’il a ressenti longtemps une passion inexpliquée pour les femmes qui louchent. Elle cessa le jour où on lui rappela qu’il avait été, très jeune, amoureux d’une jeune fille qui louchait: l’amour s’était mécaniquement associé, dans son cerveau, à l’image d’une fille qui louche. Il était vain de chercher des raisonnements inconscients pour expliquer sa passion; elle n’était que mécanique. Le seul inconscient, c’est le corps.
Les passions sont bonnes en elles-mêmes car elles nous meuvent. Mais si elles ne sont pas réglées par la raison, elles peuvent nous perdre, en nous menant où nous ne devrions pas. L’énergie passionnelle doit nous servir, non nous asservir.
Ne pouvant agir de front contre les passions, la volonté peut le faire indirectement, par une sorte de ruse. Prenons un exemple. Comment vaincre la peur? Non pas simplement en me disant qu’il ne faut pas avoir peur, mais en liant, par l’habitude, à mes mouvements spontanés l’idée de tout ce que la fuite a d’inefficace, ou de honteux. Ainsi, ma fuite sera empêchée.
Le plus que la volonté puisse faire, en cas de passion violente, n’est donc pas de s’empêcher de la ressentir, mais de ne pas consentir à ses effets. Les exhortations sont inutiles, c’est la connaissance du mécanisme passionnel qui permet de se dresser soi-même.
Mais alors que les faibles tentent de faire jouer les passions les unes contre les autres, sans trouver de vraie stabilité, les âmes fortes opposent à toutes les passions la générosité*, qui est la passion – spirituelle – de la liberté.