La mémoire fait que nous avons une histoire; avoir une his- toire, c’est vivre. La mémoire est donc le fait fondamental du vivant; car le vivant dure. Sa conscience s’étend sur une infinité de plans, qui vont du plan du rêve au plan de l’action; rêver, c’est se plonger dans le passé; agir, c’est se poser sur le présent. Dans le rêve, le moi coïncide avec sa mémoire; dans l’action, il coïncide avec la conscience de son corps.
Les souvenirs* accumulés par ma durée se conservent. Ils ne sont pas stockés quelque part, inertes, mais déterminent mes actes. Un souvenir est la plupart du temps inconscient, mais il est toujours là, qui pousse pour entrer dans le champ de la conscience et agir. Le souvenir inconscient est une action impuissante; c’est sous cette forme qu’il existe et se conserve. Il ne pénètre la conscience qu’à propos. L’ensemble de mes souvenirs, c’est mon histoire; c’est mon caractère.
Les souvenirs que nous perdons sont ceux dont nous n’avons pas besoin pour agir; inutiles, ils sont refoulés dans la mémoire pure. Ils n’en sont pas pour autant détruits: le passé est intégralement conservé, mais ne resurgit que pour et dans l’action. Lorsque les exigences de celle-ci se relâchent, la conscience peut se replonger dans le passé: tout est là. Ainsi s’explique que des gens sur le point de mourir, à qui agir devient inutile, se souviennent de toute leur vie en un instant; ainsi s’explique le rêve.
Nous ne cessons jamais, même dans le sommeil, d’avoir des impressions de toutes sortes; pourtant, nous n’y prenons plus garde: l’attention est relâchée. Ce n’est pas dire qu’elles sont comme inexistantes: elles fournissent une matière imprécise que nous rapprochons de souvenirs. Le souvenir aspire à être vu, la matière des sensations, à être identifiée; comme ils se rencontrent en un moi détendu et relâché, le lien est lâche et manque de précision; nous interprétons avec fantaisie les sensations du sommeil: c’est le rêve.
Ce qui distingue le sommeil de la veille, c’est donc la distraction du moi. C’est que le moi qui rêve se désintéresse de l’action; veiller, c’est vouloir. Le distrait vit dans le passé dans la mesure même où il se désintéresse de son présent, c’est-à-dire de l’effectif, de l’actif.
Mon corps se meut la plupart du temps par habitude; le passé s’est sédimenté en mécanismes moteurs qui rendent l’action plus efficace. C’est la mémoire du corps, celle de la virtuosité du musicien et du geste machinal. La mémoire proprement dite, ce n’est pas la mémoire habitude, mais c’est celle du souvenir pur; nulle trace sur le corps de son action. Une leçon apprise se conserve sous les deux formes. Elle est à la fois mécanisme du corps – disposition physique acquise à répéter – et ensemble de souvenirs singuliers.
Chaque souvenir est un moment unique de mon histoire. Aucun ne se répète entièrement; c’est bien la répétition de quelque chose en un certain nombre de souvenirs qui, à la longue, crée une habitude de mon corps, mais chacun d’eux possède un caractère absolument singulier. Le passé se conserve dans le corps comme un perpétuel présent, et dans l’esprit comme un perpétuel passé.
La durée est mémoire; la mémoire occupe un champ de la réalité qui coexiste avec le présent. Le passé tel que la mémoire le conserve et le présent sont simultanés: le passé existe dans le présent, sous la forme de la mémoire. Le souvenir est présent.
La plupart du temps nous percevons moins ce que nous avons sous les yeux que le souvenir que la perception rappelle. Quelques lettres d’un mot suffisent à le rappeler en entier. Reconnaître la forme générale d’un mot, c’est s’en souvenir en vue de l’efficacité de l’action.
Le souvenir, naturellement inconscient, cherche à se présenter à la conscience, sous forme d’image; la sensation cherche à se rapprocher de ce que nous avons déjà vu pour être comprise. Le souvenir est indispensable à l’efficacité de l’action.
La totalité du passé cherche à redevenir présent; tous les souvenirs poussent en direction de la perception, seuls quelques-uns y passent. La sélection refoule et appelle à la fois; nous ne nous rappellerions de rien utilement si nous nous rappelions de tout. La mémoire est le principe de succès des actions du vivant.