La science a peut-être toujours eu l’ambition de tout expliquer. Au temps de Bergson, le scientisme, doctrine qui prétend tout réduire à des explications physico-chimiques, dominait jusqu’aux sciences de l’esprit. Convaincu de la valeur de la science quant à la matière, Bergson entend réserver la science de l’esprit à la philosophie, renouvelée par une méthode rigoureuse: l’intuition*.
Les choses forment une matière une et mouvante. En elle, notre esprit pense distinguer des choses stables, selon la façon dont nous pouvons les utiliser. Savoir qu’une chose est une chose, c’est savoir s’en servir. L’intelligence* est la faculté de l’esprit présidant à ce découpage arbitraire qui est aussi celui du langage.
Au lieu de former des concepts trop larges pour les choses, comme le faisait la philosophie selon Bergson, l’intuition comprend les choses selon leurs véritables articulations: sa précision ne fait pas les concepts trop généraux, et entre dans les choses mêmes pour épouser leur mouvement: de relative à celui qui connaît, la connaissance devient connaissance absolue de ce qui est connu.
La clarté de l’intelligence est celle de la reconnaissance du déjà connu dans l’inconnu; la clarté de l’intuition, celle de la compréhension immédiate d’une chose totalement inconnue. La première découpe l’inconnu en éléments, la seconde le saisit dans son unité indivisible.
Ce que l’intelligence nous porte à croire n’est ni vrai ni faux, mais utile. Nos habitudes de penser sont subordonnées à l’efficacité, non à la vérité; en les transposant indûment dans le champ de la connaissance, nous faisons naître des problèmes théoriques.
Ce qui est vrai ou faux en philosophie, ce n’est donc pas la réponse à un problème, mais le problème lui-même. L’intelligence pratique pose de faux problèmes: les résoudre, ce n’est pas y répondre, c’est les dissoudre. Pourtant, un faux problème de la métaphysique n’est pas un problème arbitraire, mais naturel à l’esprit humain.
En posant les vrais problèmes, l’intuition donne par le fait même les moyens de les résoudre. La réponse devient possible sitôt que le problème est bien posé. Reste à la découvrir.
Les procédés de l’intelligence s’appliquent légitimement à la matière; mais les faux problèmes surgissent de leur application à l’esprit. Parce que les «données immédiates de la conscience» ne se prêtent pas à des constructions géométriques, chimiques ou mécaniques, les méthodes de l’intelligence ne conviennent pas à une science de l’esprit.
Parce que l’esprit doit être avant tout saisi comme durée, son étude doit se faire par l’intuition, seule à même de retrouver la durée sous les constructions spatialisantes du langage (cf. fiche 68). L’intuition est la méthode d’une science de l’esprit.
La métaphysique, débarrassée des faux problèmes et pourvue d’une méthode propre, devient scientifique. Au lieu de se consumer en débats stériles sur la liberté ou l’immortalité de l’âme, elle devient capable de résoudre ces questions en en posant correctement les problèmes.
La science positive de la matière est le prolongement de l’intelligence. Son but est de nous en rendre maîtres. Par son progrès indéfini, la science atteint le savoir absolu de la matière.
La connaissance de l’esprit est réservée à la métaphysique. Parce que sa méthode n’est pas l’analyse, mais l’intuition, simple, claire et précise, la métaphysique peut atteindre d’emblée un savoir absolu et définitif. Restera à en préciser les données; comme la science, la métaphysique progresse, mais différemment.
Science de la matière et science de l’esprit collaborent donc en se partageant les domaines, et se prêtent une assistance mutuelle sur des questions limitrophes. Ainsi, dans Matière et Mémoire, la question de la relation de l’âme et du corps est résolue par Bergson avec l’aide conjointe de la métaphysique et de la physiologie.