Nos sentiments et nos pensées se succèdent, poussés les uns par les autres; ils se compénètrent, et composent la vie psychologique. Pour en préciser les contours, Bergson forge la notion de durée. La durée est mouvement; mais qu’est-ce qui fait qu’elle se meut? Qu’est-ce que cela qui, se mouvant au fond de moi, s’épanouit en pensée; qui, me poussant et me retenant alternativement, éclate en désir? Cette force, Bergson l’appelle élan vital. C’est élargir la recherche: l’élan vital meut la fourmi comme l’homme, et son énergie créatrice déborde en l’infinité des espèces qui se succèdent ou coexistent; c’est sur lui que reposent les sociétés humaines. L’histoire enfin n’est-elle pas le cours des progrès de ce seul et même élan vital?
L’intelligence cherche à se retourner sur l’élan qui l’a créée pour le comprendre; elle ne peut pour cela que le réduire indûment à du prévisible et du déjà connu: elle mécanise la vie (cf. fiche 67). Mais c’est au-delà de l’intelligence, dans une métaphysique de l’intuition, que la vie, qui est mouvement, se laisse connaître.
L’intelligence distingue des corps dans la matière inerte. La nature elle-même tend à isoler la vie en systèmes distincts: les individus vivants, composés de parties hétérogènes et animés de fonctions diverses. Le système naturel n’est jamais totalement clos: l’individu est lié à l’univers pour subsister, agir et se reproduire. Le vivant ne peut que tendre à l’individualité, sans jamais l’atteindre: il doit se reproduire, c’est-à-dire se diviser en deux. Le vivant est plus animé de tendances mouvantes que composé d’états stables.
Chaque individu est la concrétion de l’élan vital, cette unique force créatrice, riche et imprévisible, qui se divise dans sa poussée; chaque espèce est le résultat d’une direction qui s’est solidifiée dans un échec. En effet, le pouvoir créateur perd sa créativité dans la routine de l’instinct; l’élan vital n’a de succès que dans la création d’un être créateur. Au bout de ce progrès par tentatives qu’est l’histoire de la vie, se tient donc l’homme.
Le mécanisme (cf. fiche 45) est inapte à saisir la vie, parce qu’elle est imprévisibilité. Pour lui, tout étant donné au début, ce qui en résulte est nécessaire. Le finalisme n’est qu’un mécanisme inversé: tout serait donné dans un projet de la nature, qu’elle s’applique à réaliser comme une fin à atteindre. Bergson renvoie donc dos à dos mécanisme et finalisme comme le résultat de la compréhension de la vie par l’intelligence, qui en est pourtant le produit.
Comment rendre compte de l’évolution de la vie? Ce n’est pas l’adaptation, c’est-à-dire le pur mécanisme d’influence de milieux extérieurs différents, qui distingue les espèces, mais la poussée interne d’une force vitale: l’obstacle ne crée pas la force de le surmonter, c’est au contraire cette force qui crée de quoi surmonter l’obstacle; sa solution est toujours imprévisible et multiple.
Ce qui fait la parenté des espèces, c’est l’élan vital; ce qui fait leur différence, c’est la multiplicité des façons de passer un même obstacle: la matière brute, récalcitrante et sans vie. L’histoire des espèces d’êtres vivants est celle de la lutte de l’élan vital pour se couler dans la matière qui lui résiste.
L’élan vital, parce qu’il est créateur, n’est pas un principe unique, monobloc, et par conséquent invariable; il est un, mais comprend en lui la multiplicité confuse de tendances indifférenciées. Toutes les espèces ont en commun ce fonds de tendances; chacune se particularise moins par la possession exclusive de certains caractères que par l’accent qu’elle y porte. Ainsi, l’homme n’est pas dépourvu d’instinct, la fourmi n’est pas dépourvue d’intelligence; mais ce qui prédomine chez le premier, c’est l’intelligence, et chez la seconde, c’est l’instinct.
L’élan vital comporte trois tendances générales qui s’opposent et coexistent en chaque espèce: l’élan vital a mis l’accent sur la torpeur pour faire les plantes, sur l’instinct et l’intelligence pour faire les animaux et l’homme. Aucune n’est plus évoluée que les autres; elles diffèrent en nature, non pas en degré; la réflexion les distingue, la réalité les mêle.
Invention et fabrication d’instruments caractérisent l’intelligence; l’utilisation instrumentale du corps caractérise l’instinct. L’intelligence, plus consciente, est donc toujours créative, l’instinct, plus inconscient, invariable; elle est la faculté de rapporter les choses les unes aux autres, il est la faculté de connaître quelques-unes d’entre elles. C’est dire que l’intelligence est la faculté des relations, l’instinct, celle des éléments: l’intelligence connaît par mise en relation, c’est-à-dire médiatement, l’instinct, par fusion, c’est-à-dire immédiatement. C’est l’intelligence qui fait le lien entre silex et étincelle: par elle, nous nous servons du feu; c’est l’instinct qui nous fait savoir l’usage de nos mains; par lui, nous les maîtrisons. Intelligence et instinct sont les deux principes des sociétés animales et humaines.
La société humaine est comparable à un organisme; on peut pourtant désobéir aux lois de la cité, pas à celles de la nature. L’obligation est la pression qui tient ensemble ses membres, comme la vie de l’individu tient ensemble ses organes; dressant les membres de la société à se fermer sur elle pour se conserver, elle a l’élan vital pour principe.
La liberté des individus distingue les sociétés humaines, intelligentes, des sociétés animales, instinctives. Les deux grandes tendances de l’évolution, intelligence et instinct, impliquent société; de même qu’elles se mêlent, de même le naturel des sociétés primitives demeure au fond des sociétés évoluées.
L’élan d’amour qui les ouvre au progrès est aussi une poussée créatrice de l’élan vital. C’est la vie même qui pousse les sociétés à s’ouvrir et à se clore; dressage qui les clôt, mysticité qui les ouvre, c’est-à-dire pression et aspiration, voilà les deux sources de la morale et de la religion, qui tiennent les hommes ensemble.
Sur la surface du moi individuel, un comportement social obtenu par dressage nous maintient solidaires comme par habitude. La plupart du temps, nous obéissons sans nous en rendre compte; nous ne ressentons la contrainte du devoir qu’en nous en écartant, ne l’accomplissons alors qu’en résistant aux résistances. Le devoir est presque naturel; la morale close unit l’intérêt des individus et celui de la société.
C’est dire qu’obéir au devoir n’est pas obéir au raisonnement, mais à la vie; nous ne faisons que justifier a posteriori par la raison ce que la nature ordonne. L’instinct s’impose à l’intelligence pour le bien des hommes; car l’intelligence les pousserait vers leur bien propre contre le bien commun.
Contre les excès, nuisibles à la société, de l’intelligence, l’instinct crée la fabulation; de là, la mythologie, et une forme de religion qualifiée de statique, dont la fonction est le maintien du groupe. C’est toute l’utilité de la superstition, qui, comme un instinct obscur, freine les risques de dissolution de la communauté par l’ouverture de l’intelligence. À l’opposé, la religion dynamique préside à l’élargissement de la communauté; l’une et l’autre religion s’ancrent dans l’élan vital.
C’est qu’en société close, mû par une morale close et une religion statique, l’homme ne serait que le plus évolué des animaux; nos sociétés seraient immuables si l’instinct régnait. De loin en loin, l’histoire sème de grandes âmes revenues aux sources de l’élan vital créateur, qui ouvrent les sociétés.
Le héros mystique sait traverser la pellicule extérieure et sociale des hommes pour en appeler à la source originelle de l’élan vital en eux et, par communication d’une sensibilité devenant universelle, faire passer l’instinct de groupe du petit ou grand à l’incommensurable: c’est l’amour de l’humanité qui refait les sociétés humaines; il diffère en nature, non en degré, de l’amour de la famille ou de la patrie. Passer de l’amour d’un groupe numériquement défini à celui de tous les hommes, ce n’est pas aimer plus d’hommes, c’est aimer différemment.
Deux forces s’exercent donc sur l’homme en société: la pression de la morale close, qui maintient la solidarité du groupe – la mécanique –, et l’aspiration de la morale ouverte, qui l’élargit – la mystique. La pression est la cristallisation d’une aspiration primitive dont on a perdu l’esprit: quand l’inspiration se dégrade en formules impératives, la pression n’est plus que la lettre dont l’aspiration était l’esprit; mécanique et mystique font les deux ressorts de l’histoire des hommes.
Morale close et morale ouverte, religion statique et religion dynamique, mécanique et mystique sont des éléments séparés en droit, que les sociétés de fait réunissent. Ces deux principes animent l’histoire des hommes selon deux lois: la loi de dichotomie et la loi de double frénésie. La première sépare et fait lutter les tenants d’une société close et ceux d’une société ouverte; la seconde fait que, chacune l’emportant à son tour, il suit sa pente propre jusqu’à l’asphyxie, appelant l’autre voie par ses excès.
«Mais la lutte, dit Bergson, n’est que l’aspect superficiel du progrès.» Les lois mécaniques qui la régissent ne sont pas les lois de l’histoire, qui sont lois d’une vie plus profonde. La frénésie de la recherche du confort de vie, depuis la Renaissance, s’est appuyée, en s’y opposant, sur la frénésie de vie ascétique du Moyen Âge; c’est un exemple du progrès par oscillation qui régit l’histoire de l’humanité. «À elle de se demander, conclut Bergson, si elle veut vivre seulement, ou fournir en outre l’effort nécessaire pour que s’accomplisse, jusque sur notre planète réfractaire, la fonction essentielle de l’univers, qui est une machine à faire des dieux» (Les Deux sources de la morale et de la religion).