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Aristote : De la sensation à la science

«Tous les hommes ont par nature le désir de connaître; le plaisir causé par les sensations en est la preuve, car en dehors même de leur utilité, elles nous plaisent par elles-mêmes, et, plus que toutes les autres, les sensations visuelles» (Méta­physique, A, 1).

1. Les commencements du savoir

A. La sensation

Toute connaissance commence avec la sensation. Celle-ci consiste en une altération de l’âme par quelque chose qui agit sur elle. Mais l’âme ne reste pas passive; la sensation ne se réduit nullement à une empreinte matérielle. L’œil n’est pas un miroir, il sent la chose et se sent lui-même. L’âme accueille la chose à sa manière, indépendamment de la matière: l’âme qui connaît la pierre ne devient pas une pierre, elle en reçoit seulement la forme, de manière «spirituelle».

Les sens sont ce par quoi le sensible en puissance passe à l’acte: sans oreille il n’y a que du sonore, pas de son effectif, sans odorat pas d’odeur. Il faut l’action d’une chose pour que quelque chose apparaisse, et l’action de l’âme pour que quelque chose apparaisse.

B. L’expérience

La sensation ne nous livre que des faits, des cas particuliers, sans explication. À elle seule elle ne peut constituer une connaissance. Lorsque la mémoire s’allie à la sensation, un premier degré d’intelligence se développe: on peut reconnaître une situation, la comparer à une autre, prévoir ses conséquences, bref acquérir une certaine expérience. Ainsi, je puis savoir que telle plante médicinale agit généralement sur tel type de symptômes, que, généralement, quand les hirondelles volent bas, c’est qu’il va pleuvoir… Mais ce ne sont pas là des connaissances scientifiques.

C. La science

La science commence lorsque l’on connaît quelque chose par sa cause, et selon une démonstration. Connaître vraiment le pouvoir des plantes, ce n’est pas seulement savoir que telle plante guérit telle maladie, c’est aussi savoir pourquoi elle la guérit. De même, je puis savoir par expérience que, jusqu’ici, tous les triangles que j’ai rencontrés avaient leurs trois angles égaux à 180°; la science géométrique dépasse ce savoir empirique en démontrant qu’il est nécessaire, compte tenu de l’essence même du triangle, que la somme des angles de tout triangle possible soit égale à 180°.

Si la science est absolument certaine, et soustraite aux fluctuations de l’opinion (autre nom du savoir expérimental), c’est qu’elle atteint ce qui est nécessaire, ce qui ne peut pas être autrement qu’il est. Mais notons que le domaine de la pratique est celui des cas particuliers et changeants, où la science armée de ses principes universels et nécessaires doit être secondée par l’expérience, pour pouvoir s’appliquer aux cas concrets. Un bon médecin n’est pas seulement un savant, mais un connaisseur d’hommes. Car ce n’est pas l’homme en général qu’il soigne, mais des individus.

2. Les principes de la science

A. Le principe d’identité

La science procède par démonstration. Cette démarche exige des principes, des vérités premières et des règles.

Parmi les premières vérités, citons le principe d’identité ou de non-contradiction, selon lequel une chose ne peut pas être et ne pas être simultanément telle ou telle: A ne peut pas être A et non-A. On rétorquera que le gland peut à la fois ne pas être un chêne et être un chêne en puissance. Il faut donc préciser: A ne peut pas être A et non-A simultanément, et sous le même rapport (ou d’un même point de vue). Ce principe est le fondement de toute logique et de toute discussion rationnelle: celui qui le nie se contredit ou bien ne peut même plus parler. Dire que A peut être A et non-A, c’est nier, tout en affirmant ce que l’on prétend être une vérité, la possibilité même de signifier quelque chose de stable.

B. Les lois de la logique

Il existe des règles de déduction qui doivent guider toute démonstration: elles régissent le passage d’une proposition à une autre, qui fait que d’une vérité* on peut aller à une autre. Aristote recueille toutes ses règles dans des ouvrages intitulés «organon», c’est-à-dire «outil» pour la pensée.

On appelle ces règles «logique formelle», car elles ne regardent pas le contenu des propositions, mais la simple forme du raisonnement. Tout raisonnement de la forme «tous les X sont P, or Y est X, donc Y est P» est vrai formellement, valide. Cela ne préjuge en rien du contenu, qui peut être absurde (tout chat est un poisson, or un cheval est un chat, donc un cheval est un poisson). Il faut donc bien distinguer entre la rigueur formelle d’un raisonnement et sa vérité quant aux choses elles-mêmes. Mais il faut se méfier des erreurs formelles, qui sautent moins aux yeux («tous les X sont P, or Y est P, donc Y est X» est non valide, formellement faux).

C. L’universel et le nécessaire

Nous l’avons dit, la science est connaissance du nécessaire et de l’universel. Notons que l’universalité n’est que le signe de la nécessité: ce qui ne peut pas être autrement (le nécessaire) se retrouve identique en chaque cas (ce qui définit l’universel). Mais il est inutile, pour acquérir l’idée universelle, de rassembler des milliers d’expériences. Il suffit de raisonner en général sur un cas particulier, à travers lequel on vise l’universel en faisant abstraction des particularités.

Une démonstration sur un triangle est suffisante car le triangle dessiné n’est que le support d’un raisonnement qui vise l’essence même de triangle. Celle-ci n’existe pas séparément du triangle, dans un monde d’idées, mais elle est la détermination intelligible que l’on retrouve en tout triangle. Elle est l’objet propre de l’intellect, qui saisit la forme des choses, indépendamment de leur matière. Pour ce faire, il a toujours besoin d’une image, d’une incarnation de l’idée, à partir de laquelle il abstrait. «On ne pense pas sans images», donc pas sans imagination (De l’âme, III).

Aristote appelle «induction» le processus intellectuel par lequel on passe des cas particuliers à l’idée générale. Mais il s’agit moins d’une généralisation vague à partir de cas ressemblants que d’une vision de l’essence à même la chose existante.

La science connaît du réel ce que l’on peut en dire de manière nécessaire, et donc universelle. Les particularités contingentes lui échappent. Elle ne connaît donc jamais parfaitement l’individu; elle est une approximation infinie à partir de concepts généraux.

3. Les diverses sciences

A. Mathématiques

Les mathématiques sont la science des nombres, des grandeurs et de leurs rapports. Ces objets «idéaux» n’existent pas réellement, ce sont des «êtres de raison», obtenus par abstraction à partir des choses réelles (le «nombre 5» n’existe pas réellement en dehors de l’esprit qui énumère 5 pommes; il n’y a pas de «ligne droite en soi» en dehors de la forme des objets). Les mathématiques partent du sensible, en abstraient une «partie» (l’aspect quantité), et travaillent sur elle. Leur objet est immuable, mais n’existe pas en soi.

B. Physique

L’objet de la physique, ce sont les objets muables qui existent et que perçoivent nos sens. Elle doit en étudier l’essence nécessaire, en lien avec la matière: par exemple, si elle étudie un être vivant, elle doit non seulement étudier les éléments de son corps, les mécanismes réguliers de son fonctionnement, mais aussi sa forme, son âme, la structure qui ordonne cet ensemble et le dirige vers une fin.

C. Théologie

La théologie a pour objet les êtres immuables qui existent réellement (à la différence des êtres mathématiques qui sont immuables mais n’existent pas réellement). Le plus parfait d’entre eux est Dieu, qui est «pensée de la pensée». Son existence est nécessaire et éternelle.

D. Philosophie première ou métaphysique

Il existe enfin une science qui, à la différence des précédentes, n’étudie pas une région particulière de l’être, prédécoupée méthodiquement, mais l’être en général, l’être en tant qu’être. C’est la philo­sophie première, ou métaphysique. Elle se pose une question: qu’est-ce que l’être? Elle se demande en quoi il consiste essentiellement et recherche ses premières causes.

Prenons un exemple. Voici Socrate. C’est un être. Sa couleur aussi est de l’être, ainsi que sa taille, sa profession. Mais ces qualités ne sont de l’être que par référence à l’être en son sens premier, qui est Socrate lui-même, la substance Socrate. Celle-ci elle-même consiste avant tout en l’âme de Socrate, qui est sa «forme» immatérielle. L’être est donc essentiellement forme substantielle. Or la forme suprême, cause et fin de toutes les autres, c’est Dieu. La théologie est donc le couronnement de la philosophie première.

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