Séparée en deux Etats opposés par leurs conceptions politiques comme par leurs structures économiques et sociales, l'Allemagne d'après 1945 semble vouée à constituer une nation en deux Etats. La normalisation intervenue depuis le début des années 1970 rapproche sans doute les deux Allemagne, mais en même temps, elle consolide la reconnaissance mutuelle de deux Etats séparés. En fait, c'est un événement extérieur qui va rompre cet état de choses : la disparition de l'un des camps créés à l'époque de la guerre froide condamne à mort le régime allemand qu'il inspirait et conduit à une réunification allemande dont le fait même et la rapidité de réalisation sont largement inattendus.
Pourtant, le nouvel Etat allemand qui naît le 03 octobre 1990 est-il vraiment uni ? Ne reste-t-il pas deux Allemagne, cette fois réunies au sein du même Etat, mais aussi séparées que quand elles en formaient deux ? Cette scission ne se joue naturellement plus sur le plan territorial mais se joue désormais au niveau de l'économie, de la société et de l'ancrage dans les alliances internationales.
La réunification n'est pas à l'origine des difficultés économiques de l'Est. Elle a plutôt agi sous forme de révélateur et a compliqué une situation économique déjà peu enviable.
Avant même la réunification, des difficultés économiques importantes se sont fait sentir en RDA. En effet, la RDA se voulait le modèle de la réussite économique du camp socialiste et Erich Honecker, chef de l'Etat Est-Allemand depuis 1976, met en avant cette réussite économique pour refuser la perestroïka amorcée par Gorbatchev en URSS. Or, depuis 1985, la croissance marque le pas. Cet essoufflement de la croissance prive du même coup la RDA du principal argument opposé à la perestroïka et aussi des sources de la stabilité sociale sur laquelle le régime entendait fonder sa survie.
En effet, l'Allemagne de l'Est est un pays pauvre tant en ressources naturelles qu'en matières premières. Pour faire face à la Crise, elle a multiplié toutes les économies possibles et se trouve désormais face à un seuil qui ne peut être franchi que grâce aux progrès techniques. À ces difficultés s'ajoute le déficit en main d'œuvre : depuis le milieu des années 1980, agriculture et industrie voient diminuer le nombre d'actifs. La politique d'encouragement à la natalité pratiquée par les autorités ne peut résoudre à court terme cette difficulté. Le seul remède efficace à l'insuffisance des ressources humaines comme celles des ressources naturelles réside donc dans le progrès technique. Or, la politique d'investissement nécessaire pour soutenir ces évolutions techniques est très largement insuffisante. En effet, face à la Crise et à la restriction des ressources qui en résulte, les investissements ont été diminués au début des années 1980. Conséquences : un matériel non renouvelé, un appareil industriel en partie obsolète, le retard pris dans certains projets industriels…
Aux difficultés de l'industrie s'ajoutent celles de l'agriculture. En effet, les médiocres conditions climatiques des années 1987-1988 aboutissent à des productions agricoles très inférieures aux prévisions. Pour éviter de creuser le déficit de la balance commerciale et un endettement trop important envers l'Ouest (en particulier envers la RFA, pour éviter toute dépendance), le régime est conduit à freiner tous ses achats en Occident. Il en résulte à partir de 1987 de fortes pénuries en biens de consommation, pénuries qui mécontentent d'autant plus la population Est-Allemande qu'elle dispose désormais des moyens de comparaison par la multiplication des contacts avec l'Ouest.
Dans une moindre mesure, en RFA, le climat économique est lui aussi marqué par la morosité. Alors que jusqu'en 1982, les Chrétiens-Démocrates pouvaient se féliciter d'avoir maintenu une croissance ralentie mais réelle, celle-ci marque le pas en 1987, en particulier en matière de production industrielle.
Malgré un taux de croissance honorable de 3, 4% dès 1988, les difficultés économiques allemandes n'en restent pas moins palpables, en particulier à travers le chômage qui touche une partie importante de la population (depuis 1983, il s'est stabilisé entre 2, 2 et 2, 3 millions, soit plus de 9% de la population active) et il ouvre des perspectives économiques moroses. Tout aussi préoccupante est l'inflation qui touche le pays et qui affaiblit le Deutschemark, symbole de la réussite économique allemande. Cependant, il faut tempérer ce tableau négatif par les succès de la balance commerciale. La part de la Communauté européenne dans les exportations allemandes devient d'ailleurs de plus en plus fondamentale, consolidant une balance commerciale positive vis-à-vis de pays solvables à haut niveau de vie.
Par conséquent, la réunification allemande n'a pas créé les difficultés économiques de l'Allemagne, elle les a seulement aggravées en ajoutant au poids de la Crise économique mondiale celui d'une réunification coûteuse. D'ailleurs, les choix politiques qui ont été faits ont eux-mêmes aggravé la situation. Par exemple, la précipitation d'Helmut Kohl qui a voulu une réunification rapide en offrant aux citoyens Est-Allemands ce à quoi ils aspiraient le plus : la parité économique et monétaire avec la RFA, c'est-à-dire la promesse d'un niveau de vie et de consommation calqué sur l'Ouest (l'échange d'un mark Ouest contre un mark Est s'il a eu l'avantage de gonfler les avoirs Est-allemands, a également renchéri le coût du travail à l'Est). Le 1er juillet 1990, l'union économique monétaire et sociale entre en vigueur mais la question qui reste aujourd'hui posée est de savoir comment l'économie de l'Allemagne de l'Est supportera la concurrence de l'économie allemande de l'Ouest, la plus performante d'Europe. Ces craintes ont d'ailleurs servi la réunification en freinant la flambée de consommation redoutée des Allemands de l'Est sur lesquels planait l'ombre du chômage.
Au tout début de la réunification allemande, on espérait une courte période d'adaptation et de troubles économiques dus au vieillissement de certains matériels et au passage d'une économie socialiste à l'économie de marché. La RDA apparaissait en effet comme l'égal de la RFA pour le bloc Est. On vantait sa position sur les technologies de pointe, ses efforts de rentabilité, la qualité de son personnel solidement formé. On était bien loin de se douter des statistiques hautement erronées de la RDA. L'inventaire de l'économie Est-Allemande révèle en effet une économie proche de l'effondrement malgré l'aide massive de l'Ouest.
En effet, l'infrastructure économique du pays s'avère tout à fait désuète et exige rénovation et modernisation, la pollution contre laquelle rien n'a été fait étend ses ravages, le marché agricole s'effondre, le matériel de la plupart des entreprises s'avère obsolète et la production industrielle est au plus bas. Le Treuhandanstalt, organisme chargé de la restructuration et de la privatisation des firmes d'Etat, dresse un bilan de délabrement général des entreprises dont la majorité travaillent avec des équipements vieillis et une main d'œuvre surabondante. Elles ne sont donc pas en mesure de rivaliser avec les industries Ouest-allemandes et souffrent de surcroît de la perte de marchés à l'Est auprès de pays qui refusent de payer des produits de qualité médiocre dans une monnaie forte.
Les conséquences financières de cette situation sont lourdes. L'Ancienne RFA a dû assurer le transfert de plus de cent milliards de DM par an en 1990 et 1991. Dans les Nouveaux Länder, les conséquences sociales ne se sont pas faites attendre : l'effondrement de l'économie Est-Allemande a provoqué la poussée du chômage, traditionnellement assez faible en RDA mais qui connaît une redoutable expansion dès lors que se sont appliquées les lois du marché. Le chiffre du million de chômeurs est dépassé dès 1991 (près de 10% de la population active).
Elle est désormais en bonne voie même si le chemin est encore long avant une intégration économique complète. Malgré la crise économique sévère qui touche l'Allemagne en 1992-1993 (crise économique la plus grave qu'ait connue l'Allemagne depuis 1945), l'Etat fédéral se charge de payer les infrastructures et de compenser le manque à gagner de la production à l'Est. Chaque année, 5% du PIB de l'ex-RFA est consacré au redressement de l'Est. Les Nouveaux Länder s'équipent donc en autoroutes, réseaux électriques et téléphoniques, bâtiments publics…
Cependant, le retard de l'Est sur l'Ouest est encore conséquent. Les infrastructures restent très inférieures à celles de l'Ouest, sans parler de l'économie. En 1994, l'économie Est-allemande retrouve tout juste le niveau de production de 1987 avant que la Crise n'affecte la RDA. Il n'en reste pas moins que l'effort de l'Ouest a incontestablement enclenché un véritable processus d'intégration qui peut faire espérer aux Allemands ce "rattrapage" promis par le Chancelier Kohl, non pas aussi rapidement qu'il l'avait fait miroiter, mais dans la première moitié du XXIème siècle..
Cette dualité de l'économie ne manque pas de créer des difficultés pour la cohésion de la nation allemande.
Malgré la réunification, des antagonismes opposent encore les deux populations des anciens et des nouveaux Länder allemands, les "Ossis" et les "Wessis". Dès les origines d'ailleurs, en dépit d'un plébiscite massif des champions les plus déterminés de la réunification, les Chrétiens Démocrates (CDU, parti du Chancelier Kohl) aux élections de la Chambre du Peuple en mars 1990, le parti du socialisme démocratique (PDS, ex-SED, parti unique de la RDA) remporte tout de même 16, 3% des suffrages! Cela montre que le communisme a laissé des traces en Allemagne de l'Est et qu'il lui reste des partisans.
Un fossé psychologique s'est ouvert entre l'Est et l'Ouest. En effet, tandis que le chômage et l'effondrement de l'appareil économique alimentaient le mécontentement à l'Est, la reprise de la croissance et la diminution du chômage à l'Ouest ont été stimulées par l'effort d'entreprendre à l'Est. La venue de cadres de l'Ouest et la remise en question des compétences longtemps louées des Allemands de l'Est a accentué l'incompréhension et la rivalité des deux Allemagne.
De surcroît, l'attitude moralisatrice des Allemands de l'Ouest vis-à-vis de leurs homologues de l'Est qu'ils considèrent comme rétrogrades et immatures, l'humiliation des Allemands de l'Est d'être considérés comme des assistés qui coûtent cher aux citoyens de l'Ouest renforcent les difficultés. La mascarade des procès d'épuration a aggravé le sentiment de culpabilité d'une part et celui de suspicion de l'autre. Ces difficultés d'intégration des Nouveaux Länder dans la nouvelle Allemagne se mesurent par les chiffres de l'immigration des Allemands de l'Est vers l'Ouest. Ils forment les Übersiedler.
Ces difficultés de l'intégration sociale des "Ossis" se conjuguent avec le poids de l'immigration et les effets de la crise économique pour susciter un climat de xénophobie et de racisme qui, s'il ne touche qu'une faible partie de la population, n'en éveille pas moins les souvenirs douloureux de l'Allemagne.
D'abord apparue dans les nouveaux Länder, suite à l'ampleur des difficultés économiques, la xénophobie n'a pas tardé à s'étendre à l'Ouest où elle s'est d'ailleurs manifesté avec le plus de violence (attaques de foyers d'immigrés en 1992 et 1993 provoquant la mort de plusieurs personnes). Cependant, les manifestations de protestation contre de tels actes montrent le caractère marginal de tels actes et que l'Allemagne n'est pas prête à retourner dans ses anciennes errances.
Une dernière division semble affecter l'Allemagne, celle de son ancrage dans les alliances internationales.
Première puissance européenne par son économie et sa population, l'Allemagne désormais unifiée dispose de toute la latitude politique d'un Etat souverain. Elle est donc appelée à jouer désormais non seulement son rôle traditionnel de "géant économique", mais aussi celui de "géant politique", et non plus celui de "nain politique". Déjà au sein de la Communauté européenne, elle s'était constitué une sphère d'influence d'importance mais avait laissé le premier plan à la France.
Dès la réunification, l'Allemagne avait fait clairement sentir qu'elle considérait la réunification comme prioritaire et que la construction européenne passait pour elle au second plan. Elle avait aussi manifesté son agacement devant les coûts de l'Europe alors que ses charges étaient alourdies par le coût de la réunification. Elle peut être aujourd'hui tentée de jouer son propre jeu politique en dehors de l'Union Européenne dans laquelle de nombreux responsables allemands voient désormais plus d'inconvénients que d'avantages.
L'alternative résiderait dans la construction d'une Mitteleuropa autour de l'Allemagne, zone d'influence naturelle de l'Allemagne depuis le XIXème siècle. Il est peu douteux que les pays ex-communistes d'Europe de l'Est regardent économiquement vers la puissante et riche Allemagne, mais ils attendent aussi de celle-ci une protection contre un retour offensif de l'expansionnisme russe. D'ailleurs, l'Allemagne entretient désormais des relations privilégiées avec certains pays d'Europe de l'Est comme la Pologne, la Hongrie, les Républiques tchèques et slovaques. Elle est le premier investisseur dans les pays de l'Est et la pénétration culturelle allemande s'accentue dans ces pays.
En dépit de ces possibles ouvertures, les risques politiques et économiques de la constitution d'une Mitteleuropa autour de l'Allemagne ne constituent nullement une alternative crédible à l'Union Européenne. D'ailleurs, l'Allemagne n'a-t-elle pas montré avec son sacrifice du Deutschemark (qui est un des symboles auxquels les Allemands sont le plus attachés), par son adhésion à l'Euro, son attachement inconditionnel à la construction européenne ?