Le moi, déjà exalté par les romantiques, apparaît au xxe siècle comme une préoccupation constante, sensible chez la plupart des écrivains. Montaigne et Rousseau ont trouvé désormais une innombrable postérité. Exhibé, transposé ou voilé, le moi se déploie dans tous les genres : la poésie, le roman, l’essai, et même le théâtre.
Présent dans les Cinq Grandes Odes (1908) de Claudel, le moi du poète célèbre la grâce, sa conversion et la naissance de son nouveau-né. Ce caractère autobiographique est tout aussi affirmé dans le lyrisme de la pièce, Partage de midi (1906), où il n’est guère difficile de reconnaître dans Mésa un autre Claudel, torturé lui aussi par la passion. Un autre tourment d’amour vécu s’exprime dans « La Chanson du mal-aimé » de Guillaume Apollinaire. Aragon célèbre dans ses vers Elsa Triolet, et Paul Eluard exalte également son amour pour les femmes qu’il a aimées.
Le moi lyrique* s’exprime chez Michaux d’une manière plus complexe. Qui je fus (1927) ne saurait résoudre l’énigme de ce Lointain Intérieur (1937). L’errance du poète est la quête désespérée d’un moi qui se fuit dans l’ailleurs : « J’écris pour me parcourir », conclut Michaux. Chez Césaire, au contraire, le voyage a un but, que désigne le Cahier d’un retour au pays natal (1939). Le retour aux sources permet au moi de s’ancrer dans son histoire et dans sa révolte.
À l’aube du xxe siècle, Maurice Barrès publie une trilogie romanesque*, sous le titre collectif Le Culte du moi, où se déploie un égotisme* orgueilleux et exigeant. Une idylle, réellement vécue par Alain-Fournier, est transposée dans un bref récit, Le Grand Meaulnes (1913), mais Romain Rolland offre l’ample carrière d’un « roman-fleuve » à Jean-Christophe (1904-1912), biographie fictive d’un compositeur, qui ressemble à Beethoven et à l’auteur lui-même.
Les exemples, tout au long du siècle, sont innombrables : Jacques de Lacretelle évoque discrètement les souvenirs de son adolescence dans La Vie inquiète de Jean Hermelin (1920). La trajectoire de Gilles (1939) est celle de l’auteur, Drieu de La Rochelle ; celle de Bardamu, dans le Voyage au bout de la nuit (1932), est celle de Céline lui-même. Quant à Colette, la série des Claudine, et tous ses premiers romans, sont « des fragments déformés de [s]a vie sentimentale ». Marguerite Duras, elle aussi, transpose dans Un barrage contre le Pacifique (1950) le récit de sa jeunesse passée en Indochine. Avec Cendrars, l’autobiographie prend un tour plus mythique : L’Homme foudroyé (1945), La Main coupée (1946), Le Lotissement du ciel (1949). Avec Pagnol, elle semble plus ingénue : La Gloire de mon père (1957), Le Château de ma mère (1958) et Le Temps des secrets (1960), et plus clinique dans le roman d’Hervé Guibert, À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (1990).
Mais bien souvent, le moi est une occasion, parfois même un prétexte, pour développer des analyses subtiles, psychologiques, sociologiques, politiques ou littéraires, qui, dans le genre notamment des mémoires, orientent en fait l’œuvre vers l’essai. Cette tendance majoritaire par exemple dans les Antimémoires d’André Malraux (1967), apparaît clairement dès le cycle À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, car cet ensemble romanesque*, dont l’origine est un essai projeté Contre Sainte-Beuve, finit par Le Temps retrouvé, qui semble une longue dissertation sur l’art et le temps, sans compter toutes les nombreuses et longues réflexions, au cours de l’œuvre, sur le moi, la société, l’amour...
La même tendance apparaît dans le parcours d’André Gide : L’Immoraliste, récit inspiré de sa vie, Si le grain ne meurt, autobiographie véritable, et le Journal, à mesure que se découvre davantage l’intimité authentique de l’auteur, thématisent davantage les problèmes personnels qui l’occupent. Bien souvent, le genre permet aux auteurs de révéler et d’analyser des aspects de leur vie, qui jusqu’alors avaient paru dans leurs œuvres de manière voilée. Ainsi, à la suite du Journal de Gide, le Journal du voleur (1949) de Jean Genet, le Journal d’un inconnu (1953) de Jean Cocteau, les Carnets de l’écrivain de Marcel Jouhandeau (1957) ou le Journal de Julien Green, expliquent à ceux qui l’ignoraient encore l’homosexualité de ces auteurs. En revanche, les Fragments d’un discours amoureux (1977) de Roland Barthes, murmures confidentiels et atomisés, demeurent plus allusifs.
Le moi mis en scène analyse souvent la vocation d’un auteur. Tel est la cas de la trilogie de Simone de Beauvoir : Mémoires d’une jeune fille rangée (1958), La Force de l’âge (1960) et La Force des choses (1963). On pourrait en dire autant des Mots (1964) de Jean Paul Sartre et d’une bonne partie de l’œuvre de Michel Leiris.
Le moi est désormais l’une des problématiques littéraires majeures du monde contemporain.