Parallèlement aux Fleurs du mal, Baudelaire entreprend de publier en revue de brefs poèmes en prose. Le titre originel, Poèmes nocturnes, évoque l’atmosphère de Gaspard de la nuit, l’œuvre d’Aloysus Bertrand, dont s’inspire Baudelaire pour son ouvrage. Finalement, après plusieurs hypothèses, il semble avoir retenu l’un ou l’autre de ces deux titres pour le recueil à venir : Petits Poëmes en prose ou Le Spleen de Paris.
« Je suis assez content de mon Spleen, écrit le poète. En somme, c’est encore Les Fleurs du mal, mais avec beaucoup plus de liberté et de détail, et de raillerie. » En effet, Le Spleen de Paris est le pendant en prose des Fleurs du mal. Loin d’être une ébauche, la prose, après le vers, semble un aboutissement, une ultime libération. Par ailleurs, la confrontation de la prose et du vers permet de mettre en évidence l’essence même du poétique. De fait, les poèmes en prose plutôt qu’en vers semblent mieux faits pour retracer le spleen des tableaux parisiens et les flâneries du promeneur.
« Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée, pour s’adapter aux mouvements lyriques* de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? », écrit Baudelaire dans sa préface.
La variété du recueil s’accorde en effet au mouvement de l’âme ou de la rêverie. Cette prose parisienne accueille anecdotes, confidences, dialogues, madrigaux*, récits, discours, l’étranger, les mendiants, les filles de la rue, la multitude et la solitude. C’est une rhapsodie en gris, une suite arbitraire d’impressions d’une ville où le poète tente de « jouir de la foule », et de son malaise. Son imagination est un divertissement qui le détourne du néant qui le ronge : « Qu’importe ce que peut-être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ? » Le poète voudrait se réfugier « n’importe où, pourvu que ce soit hors du monde », mais finalement, il trouve en ce monde moderne et en lui-même les ressources d’une vie tolérable : « Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous. »