Née en Russie en 1900, Nathalie Sarraute a passé ses premières années, qu’elle raconte dans Enfance (1983), entre son père et sa mère, la Russie, la Suisse et la France. Elle poursuit des études d’anglais, d’histoire, de lettres, de sociologie et de droit, et finalement s’inscrit au barreau, devenant avocate. Elle se signale très tôt comme l’un des pionniers du Nouveau Roman, dont ses premières œuvres exposent la méthode.
Ses Tropismes, publiés en 1939, désignent ces « mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience ; ils sont à l’origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver ». Ce sont autant de propos médiocres, sans sujet ni raison, qui révèlent le frémissement intime des êtres, et affirment déjà sa vision du roman.
Mais dans L’Ère du soupçon (1956), elle va plus loin, et théorise ses idées : critiquant la tradition psychologique du roman, elle renonce aux facilités de l’intrigue et des personnages, et prétend restituer le « foisonnement innombrable de sensations, d’images, de sentiments, de souvenirs, d’impulsions, de petits actes larvés qu’aucun langage intérieur n’exprime, qui se bousculent aux portes de la conscience [...] tandis que continue à se dérouler en nous, pareil au ruban qui s’échappe en crépitant de la fente d’un téléscripteur, le flot ininterrompu des mots ». Ce projet, qui n’est pas sans rappeler les tentatives de Proust, de la romancière anglaise Virginia Woolf ou du Russe Dostoïevski, est mis en œuvre dans l’ensemble des productions romanesques* de Nathalie Sarraute.
Le Planétarium (1959) révèle, derrière le monde uni et serein d’Alain, Gisèle et tante Berthe, un malaise fait de fourmillements gênants, qui dénonce l’apparence confortable et fallacieuse de la vie familiale. Les Fruits d’or sont les réactions diverses, cruelles ou élogieuses, que suscite le roman du même nom, Les Fruits d’or. Ici, nulle intrigue, nul personnage, mais de la « sous conversation », des voix anonymes, du langage autonome, discontinu, hâché, sec.
L’œuvre de Nathalie Sarraute comprend encore des romans (Portrait d’un inconnu en 1948, Martereau en 1953, Entre la vie et la mort en 1968, Vous les entendez en 1972, Disent les imbéciles en 1976) et quelques pièces radiophoniques, par la suite adaptées à la scène (Le Silence en 1964, Isma en 1973, C’est beau en 1975, Elle est là en 1975).
Nathalie Sarraute, qui affirme : « toutes les autobiographies sont fausses », a consenti malgré tout à écrire la sienne. Mais c’est une autobiographie paradoxale. Le livre se présente, en effet, comme un dialogue de l’auteur avec elle-même, à mi-chemin entre la maïeutique socratique (l’art d’accoucher les esprits) et la psychanalyse freudienne. De la sorte, ce dialogue intérieur permet d’alterner narration et réflexion, et d’établir une distance critique entre le moi et le moi-même. Trois instances sont donc mises en jeu : le « je » narré, le « je » narrant, et le « je » critique, qui dit « tu » au « je » narrant.
Ce « je » critique tente d’aboutir sinon à la vérité, du moins à l’authenticité du souvenir, poussant parfois le « je » narrant dans ses derniers retranchements : « – Alors, tu vas vraiment faire ça ? » « Évoquer tes souvenirs d’enfance ... Comme ces mots te gênent, tu ne les aimes pas. Mais reconnais que ce sont les seuls mots qui conviennent [...] c’est peut-être que tes forces déclinent... – Oh, je t’en prie...» Parfois, il tente plutôt de faire émerger à la conscience des images jusqu’alors enfouies, presque refoulées, mal vécues : « crois-tu vraiment ? », « allons, fais un effort », ou encore « c’est bien, continue ». Et petit à petit apparaissent les années d’enfance de Nathalie Sarraute.
Le récit évoque les premières années de la petite Nathalie, ballottée entre la France et la Russie, sa mère d’un côté, son père de l’autre. Maman vit avec Kolia, papa avec Véra. « Véra est bête », c’est l’oncle qui l’a dit, et elle favorise sa propre fille, Lili, s’arrangeant toutefois pour ne pas « jouer le rôle disgrâcieux de la marâtre ». Avec son papa, Tachok, comme il l’appelle, Nathalie est peut-être malheureuse, mais pas vraiment. Avec sa maman, ni plus ni moins. La cellule familiale éclatée favorise la formation d’un complexe, sans traumatisme cependant. Les promenades au Luxembourg, les débuts à l’école, dictées, récitations et rédactions révèlent une enfant comme une autre, plutôt épanouie.
Mais comment restituer les impressions d’antan ? Car « il me semble que ça palpite faiblement... hors des mots... comme toujours ». Grande est la tentation, souvent, « de placer un petit morceau de préfabriqué » dans le souvenir, de donner dans l’emphase romanesque*, ou de dégager, rétrospectivement, les prémisses d’une vocation. Il faut résister. L’auteur désire au contraire, par un style discontinu, retrouver les sensations indécises d’autrefois.