Plusieurs des œuvres de Sartre sont des biographies d’écrivains : Baudelaire (1947), Saint Genet, comédien et martyr (1952). Cette fois-ci, il se penche sur son propre passé : c’est donc une autobiographie. Par ailleurs, le livre se veut l’illustration par l’exemple des thèses existentialistes du philosophe. Sartre entend montrer comment s’est constitué son « projet d’être » au fil du temps, comment, mis en situation dans le monde qui l’entourait, il a dû s’inventer, non sans détours. Par conséquent cette autobiographie est évidemment une relecture du passé, reconstruit et réinterprété à la lumière des théories du penseur. L’auteur explique comment l’enfant d’hier est devenu l’écrivain d’aujourd’hui : c’est donc un récit de vocation, mais aussi la dérision de cette vocation, car ce livre est aussi, paradoxalement, un adieu à la littérature, renvoyée à sa propre vanité bourgeoise.
Les deux parties du livre, « Lire », « Écrire », marquent les étapes d’un parcours, en fait en trois temps : la situation initiale, la formation d’une névrose de compensation, et la fixation de la névrose. Sartre applique à soi-même la méthode dite de « psychanalyse existentielle », c’est-à-dire une psychanalyse qui remplace l’inconscient par la liberté du projet d’être, ou de la mauvaise foi.
L’auteur présente ses origines, les deux familles Schweitzer et Sartre. Orphelin de père, il grandit entre sa mère et ses deux grands-parents. « Fils de personne, je fus ma propre cause, comble d’orgueil et comble de misère. » Adulé par cet entourage, il commence à « bouffoner » pour se construire sous le regard des autres : « On m’adore, donc je suis adorable ». Il développe alors une mystique du verbe et des livres : « Pour avoir découvert le monde à travers le langage, je pris longtemps le langage pour le monde ». Mais l’enfant « truqué » découvre alors l’imposture, la comédie des adultes, la sienne même. Il tente alors de se créer une mission pour justifier son existence. Sa vocation d’écrivain répondait à ce besoin de l’enfant. L’enfant y a cru. Il s’est jugé investi d’un mandat, d’une mission pour l’humanité, et le désir de gloire a calmé son angoisse de la mort. Cette névrose est devenue sa nature même, et son identité, et sa carrière.
Loin de toute complaisance rousseauiste, l’ouvrage est d’une lucidité critique remarquable. Le style classique et élégant est miné par la parodie et l’ironie démystificatrices.