Le premier projet, antérieur à la révolution de 1848, a pour titre Les Misères. Mais quand Victor Hugo reprend son manuscrit en 1860, c’est désormais un homme de gauche, résolument engagé, cela se sent à chaque page du roman.
L’évolution concurrente de ces trois éléments, les idéologies, les sensibilités et les formes littéraires, en ce xixe siècle, permet de rendre compte de ce projet. Tout d’abord, à cette époque, les socialismes utopiques de Saint-Simon, Fourier, et le catholicisme social de Lamennais et Montalembert mettent en avant l’urgence de la question sociale en France. Parallèlement, évoluant avec son siècle, le romantisme du moi cède la place bien souvent à une sensibilité plus élargie : le romantisme du peuple. Si Musset et Gautier prônent le repli sur le moi ou sur l’art, Lamartine en revanche, George Sand, Vigny même et Michelet infléchissent leurs préoccupations vers la société. Hugo déclare dès 1839 : « Malheur à qui dit à ses frères :/ Je retourne dans le désert ! » Enfin, la popularité au xixe siècle du roman noir, du mélodrame, de la littérature des bas-fonds, dont les Mémoires de Vidoq, le forçat, et Les Mystères de Paris d’Eugène Sue sont un exemple significatif, a également influencé le projet littéraire de Victor Hugo.
Jean Valjean, ancien forçat, frappé par la générosité de Mgr Myriel à son égard, essaie désormais de faire le bien autour de lui, mais son passé et l’inspecteur Javert le rattrapent malgré lui. Évadé de prison, Jean Valjean sauve la fille de Fantine, la petite Cosette, des griffes des aubergistes Thénardier, et se dissimule avec elle dans un couvent. Quelques années plus tard, le jeune Marius tombe amoureux de Cosette. L’insurrection se prépare. Javert, surpris à espionner, est arrêté, mais Jean Valjean lui sauve la vie. « Déraillé », il se suicide. Le petit Gavroche meurt héroïquement sur les barricades. Jean Valjean sauve Marius, sans connaissance, à travers les égouts de Paris. Marius découvre qui est Jean Valjean et, ayant épousé Cosette, l’éloigne de ce forçat. Mais apprenant tardivement que ce forçat lui a sauvé la vie, il se rend avec Cosette auprès de lui : Jean Valjean se meurt, dans la solitude et le chagrin, mais peut du moins « mourir comme un saint », et heureux, ayant revu Cosette.
Le parcours de Jean Valjean, le héros du roman, est un itinéraire de la chute au salut. Ce prolétaire condamné au bagne pour le vol d’un pain, y apprend l’avilissement. Mais avec Mgr Myriel, il apprend plus encore : la Charité. Sous des masques divers, maire, jardinier, il tente de se réhabiliter dans la société, mais il est impitoyablement traqué par Javert. Jean Valjean est celui qui sauve : Champmathieu, son sosie qu’on manque de condamner à sa place, Cosette, par deux fois, Marius, et même l’odieux Javert. Celui qui sauve sera sauvé à son tour, à sa mort : « sans doute dans l’ombre, quelque ange immense était debout, les ailes déployées, attendant l’âme ».
Baudelaire, qui a admirablement commenté le roman, refuse de voir en Javert un honnête homme zélé. En effet, l’acharnement de cet inspecteur, c’est « l’intelligence sauvage (peut-on appeler cela une intelligence ?) qui n’a jamais compris les circonstances atténuantes, en un mot la Lettre sans l’Esprit ». Il est si éloigné de comprendre la générosité profonde de Jean Valjean qui le sauve malgré tout, qu’il ne peut que sombrer dans la folie, puis dans le fleuve. Baudelaire évoque aussi « les beautés tendres et navrantes, que Victor Hugo a répandues sur le personnage de Fantine, la grisette déchue, la femme moderne, placée entre la fatalité du travail improductif et la fatalité de la prostitution légale ».
Gavroche est un gamin de Paris que les nécessités du combat et de la misère ont prématurément formé, sans pour autant altérer son humeur spirituelle et son esprit gouailleur. Ce fils abandonné par Thénardier, cet « étrange gamin fée », le personnage le plus touchant du récit, meurt en chantant sur la barricade. Son nom inoubliable est passé dans la langue. Cosette, que Fantine a le malheur de confier aux époux Thénardier, n’est qu’une pauvre petite chose entre leurs mains, comme le suggère son nom. Martyrisée et exploitée, elle est recueillie par Jean Valjean, et épouse Marius quelques années plus tard.
Les divers personnages du récit répondent moins à une psychologie individuelle qu’à un archétype général et symbolique. Jean Valjean, c’est le Prolétariat outragé, Javert, la Police impitoyable, Marius, la Bourgeoisie républicaine idéaliste, Mgr Myriel, la Charité... C’est que le personnage principal du roman est le Peuple, dont l’auteur a voulu peindre la condition, les misères et les combats : Les Misérables sont la légende du siècle.