Goût de la fantaisie, des masques et des songes, Alfred de Musset était fait pour la scène, assurément, mais non pas pour les règles et les contraintes du théâtre classique. Après un cuisant échec sur les planches, en 1830, il invente le principe d’Un Spectacle dans un fauteuil, qui donne à son génie dramatique la liberté et l’espace imaginaire dont il avait besoin. Pour autant, cette pièce à lire, en cinq actes et en prose, Lorenzaccio, est aussi bien une pièce à voir, et les heureuses mises en scène du xxe siècle ont permis de mieux goûter ce drame, mal jugé jusqu’alors.
Musset reprend en fait un canevas que lui propose George Sand, et qui se fonde sur la Chronique florentine de l’historiographe Varchi. Le choix du sujet révèle les préoccupations morales et esthétiques de Musset, et bien plus, celles de toute une époque. Les révolutions réussies ou avortées ont donné au xixe siècle une conscience aiguë de la politique, de l’histoire et des nations. La vogue des romans historiques, à la suite de Walter Scott, et des drames historiques à la manière de Shakespeare et de Schiller, n’a pas été sans effet sur le romantisme français. Le Cinq-Mars de Vigny, la Lucrèce Borgia de Victor Hugo ne sont que des exemples parmi d’autres. Mais surtout, la situation historique des cités italiennes aux xve et xvie siècles, entre liberté et tyrannie, révolte et soumission, inspire les écrivains comme Musset, qui peuvent y voir, de manière analogue, le destin de la France contemporaine...
Florence, 1537. La ville est sous la coupe du tyran, Alexandre de Médicis. Lorenzo, son cousin, se propose en secret de restaurer la liberté et la république. Il s’insinue dans les faveurs du duc, et devient son compagnon de débauches. Il accepte l’avilissement et il essuie le mépris de ses amis. Tandis que la marquise Cibo croit, en se livrant au duc, adoucir ses fureurs, Alexandre convoite finalement Catherine Ginori, la tante de Lorenzo. Celui-ci profite de l’occasion pour assassiner le duc. Mais ce meurtre ne mène à rien, comme Lorenzo l’avait déjà pressenti. Il meurt assassiné à Venise, tandis qu’un autre Médicis est mis à la tête de Florence.
L’intrigue au fond est assez simple : c’est le vain succès d’un complot politique. Mais elle met en relief des personnages dont le caractère est peint avec finesse et poésie. Le jeune Tebaldeo est « un vrai cœur d’artiste », que Michel-Ange, Raphaël et le chant des orgues transportent d’enthousiasme, or « l’enthousiasme est frère de la souffrance ». Cette figure lyrique* incarne le désengagement politique. Au contraire, la famille Strozzi représente le camp des républicains hostiles à la tyrannie, et qui s’opposent violemment au duc. Pierre, « grand comme la vengeance », est un jeune homme trop impétueux aux yeux de son père. Philippe est le chef du camp Strozzi, animé par l’amour de la liberté, mais il n’a plus l’âge, et peut-être, le courage de s’engager dans la lutte, à la différence de son fils, qui le lui reproche, sans comprendre l’inquiétude d’un père. Mais le « temps des larmes est venu pour lui », il l’a bien compris en voyant morte sa fille Louise. Alexandre est un homme brutal et sensuel. Ayant l’appui des garnisons de l’empereur Charles Quint, il abuse d’une autorité usurpée pour satisfaire son goût des femmes et du pouvoir. Et tous ces personnages, au fond, autant que Lorenzo, sont sans doute des doubles imaginaires de Musset.
Face au tyran viril, Lorenzo apparaît comme le républicain efféminé, l’adversaire, mais aussi le double. Mais qui est au juste ce Lorenzo ? Le masque qu’on porte tous les jours finit par coller à la peau. Le jeune homme tendre et pur d’autrefois, Renzo, Lorenzino, pour celle qui lui donna la vie, n’est plus rien que ce spectre qui fait couler les larmes d’une mère. Ce Lorenzetta qui feint de s’évanouir à la vue d’une épée, comme une fillette, fait la honte des Médicis, et ne mérite apparemment que le surnom péjoratif dont on l’affuble : Lorenzaccio. Qu’il s’enveloppe d’un manteau ou se déguise en nonne, il semble toujours l’ombre de lui-même. Traître pour les autres, qui est-il au fond ? Il tente en vain de résoudre par le meurtre l’énigme de sa vie, pour lui donner un sens, mais il connaît d’avance toute la vanité de son projet et du « bavardage humain. » Ce héros meurtrier, après Brutus et Hamlet, échoue : il a tué le tyran, mais non la tyrannie, son sacrifice inutile est une farce dérisoire. La grandeur pathétique de la pièce culmine dans l’ironie tragique de la fin, qui traduit le scepticisme* de l’auteur face à l’Histoire.