L’Île des esclaves, L’Île de la raison et La Colonie constituent un triptyque tout à fait remarquable dans l’œuvre de Marivaux. Ce dramaturge ne s’est pas contenté d’amour, de badinage et de marivaudage ; par son intérêt pour les questions sociales, morales et politiques, il a pris part, lui aussi, au siècle des philosophes.
Cette comédie en un acte et en prose met en scène Iphicrate et son laquais, Arlequin, Euphrosine et sa suivante, Cléanthis. Leur voyage se solde par un naufrage, et ils échouent sur l’île des esclaves. Comme Iphicrate s’avise de menacer son laquais, survient Trivelin, le gouverneur de l’île, qui le désarme, et l’oblige à changer de rôle avec son valet. Telle est la loi. Jadis, les esclaves révoltés par l’injustice des maîtres, prirent le pouvoir. Aujourd’hui, tous les conflits sont apaisés, mais les méchants maîtres qui débarquent sur cette île doivent d’abord subir cette cure. L’inversion des rôles a donc lieu, et révèle finalement le bon naturel des maîtres, autant celui que des valets.
Renouant quelque peu avec la tradition fondée par l’humaniste anglais Thomas More, cette comédie se présente comme une nouvelle et plaisante utopie, c’est-à-dire littéralement, un non-lieu, un espace imaginaire et idéal, permettant de critiquer, par différence, la société et la politique réelles. L’éloignement géographique est redoublé par l’éloignement temporel, car cette île se situe au large des côtes d’Athènes, et l’intrigue semble se dérouler à l’époque antique. La pièce prend position contre l’esclavage, une pratique barbare que le xviie siècle avait globalement approuvée, dont il s’était grassement enrichi, et que Bossuet, parmi d’autres, avait même justifiée. Avant Voltaire, Montesquieu, Rousseau et Condorcet, Marivaux dénonce ici l’injustice de l’esclavage, et plus généralement des rapports de domination dans la société, notamment entre maîtres et domestiques.
Mais la thèse de la pièce est affirmée sans lourdeur didactique, d’ailleurs le bon naturel des personnages semble le suffisant recours au problème posé. Le romanesque* du naufrage, cette utopie mise en théâtre, le jeu, les sentiments, l’aventure dans l’île (Robinson Crusoé date de 1719), le quadrille entre les deux valets et les deux maîtres, font de ce monde à l’envers qui est en fait un monde à l’endroit, comme le disait le critique Sainte-Beuve, une sorte de « bergerie* révolutionnaire ».