Les Fleurs du mal se proposent de « retracer l’histoire des agitations spirituelles de la jeunesse moderne » à travers l’âme exemplaire de leur auteur. Le titre original, Les Lesbiennes, célébrant la sensualité et ces « Femmes damnées », qui furent condamnées encore par un tribunal bourgeois et imbécile, semblait sans doute trop nouveau à Baudelaire même. Après avoir songé aux Limbes, aux relents catholiques ou socialistes, l’auteur opta pour le titre définitif, qui, par une alchimie singulière, prétendait tirer Les Fleurs du mal.
Le recueil paru en 1857 compte cent poèmes, chiffre de perfection, et cinq parties : « Spleen et Idéal », « Fleurs du mal », « Révolte », « Le Vin », « La Mort ». La nécessité de remplacer les pièces condamnées pour rétablir l’équilibre de l’architecture, conduit l’auteur à rajouter des poèmes nouveaux et une partie intitulée « Tableaux parisiens » dans les éditions ultérieures. La composition d’ensemble décrit apparemment le trajet d’une âme torturée qui finit par sombrer : une lente et sublime agonie, une descente aux enfers sans fin.
La partie intitulée « Spleen et Idéal » est de loin la plus longue du recueil. L’Idéal, c’est la Beauté, dont la femme adorée semble parfois l’incarnation en ce monde sensible. Mais il est « dans l’azur comme un sphinx incompris », et qui plus est, inaccessible. L’idéal, bien souvent, renvoie à la jeunesse du poète, ou de l’humanité : c’est « le vert paradis des amours enfantines », ou l’époque révolue d’une Nature avant la Chute. Cet Éden rêvé fait ressortir la laideur et la médiocrité du monde contemporain, qui provoque par contraste le spleen du poète. Ce mot d’origine anglaise est la forme que prennent chez Baudelaire la mélancolie et le mal du siècle. Obsession, ennui, angoisse face à la fuite du temps, horreur et désir face au sexe, goût du néant, en sont les ordinaires manifestations. Le spleen est en définitive le sentiment existentiel de la finitude de la condition humaine.
Lorsque le poète n’est pas submergé par le spleen qui l’obsède, il tente d’accéder par ses vers à l’éternité de l’idéal. Mais il est toujours un être élu et maudit à la fois, semblable en cela à l’albatros : ce roi de l’azur, sublime dans les airs, semble « comique et laid » parmi les hommes, sur le pont du navire. Néanmoins, le poète est une figure de médiateur. Il comprend les correspondances secrètes de l’univers, qui unissent les sensations entre elles. Il est encore, dans « Élévation », celui « Qui plane sur la vie, et comprend sans effort/ Le langage des fleurs et des choses muettes ! » La figure du poète, « C’est un phare allumé sur mille citadelles », qui rend hommage au Seigneur. « Soyez béni, mon Dieu », déclare Baudelaire, dès le premier poème du recueil, où il ajoute avec foi : « Je sais que vous gardez une place au Poète/ Dans les rangs bienheureux des saintes Légions. »
La mythologie personnelle de Charles Baudelaire prend chair quand il évoque la femme. Elle est pour lui, par nature, « abominable ». Mais, parée de bijoux, la chevelure parfumée, elle est l’idole d’un culte fort ambigu de la part de l’auteur. Il lui rend grâce de ses charmes, et cet amour, spiritualisé, donne parfois même lieu à une mystique salvatrice, mais il reste en général entaché par le soupçon du péché et de la damnation. Outre les lesbiennes qui peuplent ses fantasmes, trois femmes, principalement, constituent la constellation érotique et poétique de Baudelaire : Jeanne Duval, la mulâtresse, la Vénus noire, est l’amour sensuel, « Le Serpent qui danse », « Le Vampire », la « belle ténébreuse », la femme exotique pour laquelle il se damnerait. À l’opposé se trouve Apollonie Sabatier, « l’Ange gardien, la Muse et la Madone », « Harmonie du soir » et « Aube spirituelle » à la fois. Entre ces extrêmes se situe Marie Daubrun, « la fille aux yeux verts », la plus ambiguë des trois. Il n’est pas malaisé de pressentir le rôle d’amante, de mère et de sœur, que le poète, consciemment ou non, tente de leur assigner.
Sous une forme apparemment assez sage, sonnets* nombreux et réguliers, alexandrins superbes, quatrains à rimes riches ou suffisantes, Baudelaire présente une pensée subversive, que les censeurs ne lui pardonneront pas. En des vers exquis, il chante la puanteur infecte d’« Une Charogne », le meurtrier odieux dans « Le Vin de l’assassin », il s’enchante de la splendeur érotique des femmes damnées, du vin, du « Reniement de saint Pierre », et des blasphèmes hardis qu’il prononce dans « Les Litanies de Satan ». Cette audace libératrice n’est pas la moindre des qualités de Baudelaire, obligeant une société sclérosée à réviser, peut-être, ses catégories éthiques et esthétiques.