« Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi. Moi seul. »
Exposé dès les premières lignes de l’œuvre, tel est en quelques mots tout le projet de Rousseau. En butte aux attaques de tous, critiqué par Voltaire qui révèle à l’opinion ses cinq enfants abandonnés, condamné à Genève comme à Paris, Rousseau entreprend ces Confessions qui, conformément à son désir, ne seront publiées qu’après sa mort. Qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas là d’une autobiographie, si l’on entend par là un récit linéaire de la vie de l’auteur. Ce ne sont pas non plus des mémoires, dans le genre historique, ni même des Essais à la manière de Montaigne. S’inspirant quelque peu des Confessions de saint Augustin, Rousseau se présente « Intus et in cute », comme le disait le poète latin Perse, c’est-à-dire, de l’intérieur et sous la peau. Le titre signale d’emblée la vocation apologétique de l’ouvrage, qui est en effet une défense de Jean-Jacques par Rousseau. Il y expose ses faiblesses, avoue les fautes de son existence, accuse à l’occasion ses détracteurs, et tente de se justifier, fût-ce dans les intermittences, les défaillances et les égarements du moi.
Douze livres en deux parties composent Les Confessions. La première partie, liée à la jeunesse de l’auteur, paraît plus souriante ; elle est illuminée par le livre I qui semble un paradis perdu, bientôt troublé par les premiers apprentissages. Jean-Jacques découvre alors les émois de l’amour et de la sexualité, les affres de l’injustice et de la culpabilité, les succès mondains enfin. L’Éden et la pureté originelle sont donc gâtés par la société, et la formation de l’homme semble une longue chute par paliers, à mesure de ses expériences, dans la deuxième partie. Plus sombre, celle-ci explique « la longue chaîne de mes malheurs », comme le dit Rousseau, qui tâtonne au milieu de « l’œuvre de ténèbres » où il se sent enseveli. La thèse du complot se confirme à ses yeux. Il a rejeté la société, elle le lui a bien rendu. La nature, heureusement, est pour lui un bienveillant refuge, et l’écriture, une consolation purificatrice.
« Voici le seul portrait d’homme, peint exactement d’après nature et dans toute sa vérité, qui existe et qui probablement existera jamais », écrit Rousseau en guise de préambule. En effet, Les Confessions sont aussi un portrait en mouvement, peint au vif, où apparaît l’homme sensible que fut Jean-Jacques. Vulnérable, maladroit, c’est un homme pétri de paradoxes, si ce n’est de contradictions : « Rien n’est si dissemblable à moi que moi-même ». Épris de transparence en ses ambiguïtés, généreux et misanthrope, il est souvent inhibé face aux femmes, quoiqu’il semble par ailleurs fort narcissique. Il ne cesse de proclamer son innocence avec orgueil ou humilité, condamnant en même temps la mauvaise foi de ses adversaires et la fatalité de son destin : « ma naissance fut le premier de mes malheurs ».
Le langage peut-il dire la vérité d’un homme, surtout d’un homme aussi singulier que celui-là ? C’est la question que se pose à lui-même l’auteur des Confessions : « je n’ai qu’une chose à craindre dans cette entreprise : ce n’est pas de trop dire ou de dire des mensonges, mais c’est de ne pas tout dire et de taire des vérités ». Il est vrai que les commentateurs ont pu relever des erreurs, des omissions, sinon des mensonges, dans la chronologie. Malgré tout, le lecteur ne peut que rendre hommage à l’effort de sincérité, car à défaut d’être toujours vraie, cette prose est du moins authentique. Dans sa recherche passionnée de l’unité, Rousseau tente de coïncider, mieux, de fusionner avec soi-même, par le langage, malgré le langage.
Parfois la rhétorique* et l’art l’emportent sur les faits. Le moraliste s’en offusque ; le lecteur s’en réjouit. Au lieu d’une déposition ou d’un rapport de police, il peut goûter l’humour du récit qui tempère la mélancolie de l’ensemble. L’artiste a le talent des portraits, attendris, malicieux, ou incisifs, notamment celui de Grimm. Les aventures parfois grotesques du héros aboutissent à l’occasion à des scènes, des drames ou de véritables mélodrames. Alors, l’éloquence bucolique*, lyrique* ou pathétique se déploie dans une prose pleine de poésie, notamment au spectacle de la nature : « J’ai toujours aimé l’eau passionnément, et sa vue me jette dans une rêverie délicieuse quoique souvent sans objet déterminé. »
Cette quête du moi et de la sincérité inspirera entre autres Chateaubriand, Stendhal, Proust, Gide et Sartre – riche et glorieuse postérité.