Les bases historiques de l’œuvre sont assez minces. En 778, Charlemagne est à la tête d’une expédition militaire en Espagne, pour aider un chef musulman révolté contre l’émir de Cordoue…
Les bases historiques de l’œuvre sont assez minces. En 778, Charlemagne est à la tête d’une expédition militaire en Espagne, pour aider un chef musulman révolté contre l’émir de Cordoue... Mais l’empereur doit retourner en France pour mater une révolte des Saxons, et son arrière-garde, surprise, se fait massacrer par des Basques au passage des Pyrénées... Ces informations sont notamment rapportées par Éginhard dans sa Vie de Charlemagne. Mais sur ce canevas médiocre, La Chanson de Roland brode fort généreusement, car la lutte terrible qu’elle relate ne fut sans doute qu’une escarmouche, les Sarrasins effrayants n’étaient peut-être que des brigands de montagne, et il n’est pas sûr que Charlemagne ait finalement gagné cette bataille !
La genèse littéraire de l’œuvre est difficile à préciser. Pour les uns, partisans d’une thèse traditionaliste, cette chanson serait le fruit d’une longue évolution, l’unification tardive de sources et de traditions diverses. Les individualistes, au contraire, supposent qu’un texte si construit et si maîtrisé ne peut être que l’œuvre d’un seul. Mais alors, qui serait cet auteur ? Le manuscrit conclut : « Ci falt la geste que Turoldus declinet » (Ici finit la geste que décline Turoldus). Mais décliner, est-ce recopier, traduire, déclamer, composer ? Il est certain quoi qu’il en soit que la chanson n’est pas l’effusion spontanée et collective du génie collectif, mais elle n’est pas non plus la création ex nihilo d’un auteur qui aurait à lui seul inventé la légende.
Telle est la matière de la chanson : Roland, hostile à toute idée de trêve, s’oppose à Ganelon, partisan d’une paix avec les Sarrasins. Roland le fait alors désigner pour la périlleuse ambassade chargée des négociations avec le roi Marsile. Ganelon, pour se venger, fait alliance avec Marsile. Ce roi feint de se convertir, Charlemagne retourne en France satisfait, mais l’arrière-garde commandée par Roland est attaquée dans les gorges de Roncevaux par les mahométans. Roland, malgré les conseils d’Olivier, son ami, refuse par orgueil de sonner du cor pour appeler les renforts, et lorsqu’il y consent enfin, malgré une héroïque résistance, il est trop tard. Charlemagne trouve en arrivant les cadavres épars sur le champ de bataille. Il venge alors son neveu, combat Marsile, et tue l’émir Baligant. Ganelon est jugé, puis écartelé.
La manière est celle des chansons de geste, qui racontent les choses faites (res gestae, en latin) : ce sont en l’occurrence environ quatre mille vers décasyllabiques, en laisses assonancées, la laisse* étant la strophe épique* de l’époque. Les origine orales de la chanson de geste* expliquent toutes ces répétitions emphatiques et déclamatoires, qui font la beauté sonore, rythmique et incantatoire de l’œuvre : ainsi les deux vers qui décrivent l’entrée du défilé fatal : « Hauts sont les monts, et ténébreux les vaux, / Les roches bises, les défilés sinistres. » Cette œuvre hyperbolique est riche de contrastes et de symétries. Contraste entre la mort pathétique d’Olivier et celle triomphante de Roland, symétrie entre le sort de Ganelon et celui de Baligant par exemple. Ces constructions amples et puissantes ont la lourdeur majestueuse et brute des châteaux forts d’antan.
Le climat général est celui de la guerre sainte. L’œuvre, écrite peu avant ou pendant la première croisade est une épopée féodale et chrétienne. Elle réaffirme et réunit les valeurs fondamentales de l’Église et de la féodalité. L’archevêque Turpin bénit à tour de bras les vivants et les morts, et frappe de grands coups d’épée en criant « Montjoie Saint Denis » pour le salut de la chrétienté, menacée par les musulmans. « Le chevalier du Christ tue en conscience et meurt plus tranquille » dit Saint Bernard ! tel est Turpin en quelques mots. Il apporte son soutien à Charlemagne, qui apparaît ici comme le chef incontesté, vieux, très vieux, mais toujours assisté par Dieu et par l’Église, qui garantissent son autorité et sa légitimité : selon la chanson, évidemment, « Les païens sont dans leur tort, les chrétiens dans leur droit. »
Ganelon est le traître, le parâtre de Roland. Mais ce n’est pas le stéréotype du vilain traître ; c’est un homme d’honneur qui, pour des raisons personnelles, met en péril le salut du royaume et de la chrétienté – là est le crime sans pardon. Face au courage téméraire de Roland, Olivier incarne la bravoure réfléchie. Il est plus humain que son compagnon d’armes, qui est plus héroïque. Tous deux incarnent cette amitié virile si chère aux épopées, qui se retrouve encore avec Ami et Amile, Lancelot et Galehaut. Mais en Roland surtout, triomphe l’héroïsme. Quand il veut briser Durandal, son épée, pour éviter qu’elle ne tombe aux mains des ennemis, c’est le roc qui se fend, et quand il meurt, l’archange Gabriel porte son âme auprès de Dieu.