« J’ai voulu peindre la déchéance fatale d’une famille ouvrière, dans le milieu empesté de nos faubourgs, écrit Zola dans la préface du roman. Au bout de l’ivrognerie et de la fainéantise, il y a le relâchement des liens de la famille, les ordures de la promiscuité, l’oubli progressif des sentiments honnêtes, puis comme dénouement, la honte et la mort. C’est de la morale en action, simplement. » Le succès et le scandale extraordinaires propulsent aussitôt Zola sur les devants de la scène littéraire, où il prend place, comme chef de file des naturalistes.
Abandonnée par son amant, Auguste Lantier, Gervaise travaille à Paris comme blanchisseuse pour nourrir ses deux enfants. Sa dure vie est éclairée par la rencontre de Coupeau, un ouvrier zingueur, qu’elle finit par épouser. Coupeau tombe un jour d’un toit. Gravement blessé, après sa guérison, il ne se remet guère au travail. Au contraire, son temps et son argent passent dans la boisson, où il entraîne aussi Gervaise. Coupeau invite un jour Lantier, qui habite désormais dans la maison. La liaison reprend entre les deux anciens amants. La déchéance s’accentue. Coupeau, ivrogne, sombre dans le délire et dans la mort ; Gervaise, elle, doit se prostituer, et finit solitaire, dans son trou.
La composition d’ensemble est très nette : à l’illusoire ascension de Gervaise dans les six premiers chapitres, succède la déchéance certaine des six derniers chapitres. La chute physique de Coupeau préfigure symboliquement la chute morale de cet homme, bientôt suivi par son épouse. Gervaise, qui est au fond le personnage central du récit, est une jeune femme sympathique, à la fois courageuse et faible. Active, quand il s’agit de sauver ses enfants, passive, quand ses hommes, l’époux ou bien l’amant, l’entraînent sur la pente de l’alcoolisme ou de la débauche. Cet époux, Coupeau, sympathique au début, devient plus mou, plus brutal à la fois, après son accident, sous l’emprise de l’alcool. Lantier est l’amant désinvolte qui abandonne Gervaise, et revient finalement, pour accentuer dans ce nouveau ménage à trois la déchéance.
« C’est une œuvre de vérité, le premier roman sur le peuple, qui ne mente pas et qui ait l’odeur du peuple. Et il ne faut point conclure que le peuple tout entier est mauvais, car mes personnages ne sont pas mauvais, ils ne sont qu’ignorants et gâtés par le milieu de rude besogne et de misère où ils vivent. » La question sociale à cette époque se retrouvait déjà dans les romans de George Sand ou dans Les Misérables de Victor Hugo. La nouveauté de L’Assommoir ne consiste donc pas dans la représentation du bas peuple. Ce qui est nouveau ici, c’est moins la présence que « l’odeur » authentique du peuple. Chez Hugo, chez George Sand, la pitié ou le style atténuaient du moins la laideur du réel. Ici, tout au contraire, l’auteur évoque l’avachissement des personnages, les taudis miséreux et le quartier de la Goutte d’Or avec une précision brutale, sans esthétisme aucun, ni possibilité de rédemption. Il donne de ce milieu ouvrier une vision cruellement pessimiste.
La thèse du roman, si tant est qu’il en ait une, est manifestement fort ambiguë, car à droite comme à gauche, Zola fut également loué et critiqué. Le succès comme le scandale reposaient sur un malentendu. Les lecteurs bourgeois qui se réjouissaient de voir confirmé leur dégoût pour le peuple abject pouvaient condamner cependant la bassesse du style. À l’inverse, les amis du peuple, qui reprochaient à Zola l’image véritable, mais dégradante qu’il donnait du prolétariat, pouvaient y voir au contraire un discours de révolte face à la misère. En effet, Zola, dans sa préface, condamne plus la misère que les misérables, et selon lui, la déchéance morale est le corrélat inévitable de la déchéance sociale.
« La forme seule a effaré. On s’est fâché contre les mots. Mon crime est d’avoir eu la curiosité littéraire de ramasser et de couler dans un moule très travaillé la langue du peuple. Ah ! La forme, là est le grand crime ! [...] N’importe, personne n’a entrevu que ma volonté était de faire un travail purement philologique*, que je crois d’un vif intérêt historique et social. » Zola, en effet, a recréé dans son roman un parler populaire et argotique. Assommoir, par exemple, désigne un bistrot. Brûlot, canon, rogome, riquiqui ou schnick relèvent du champ lexical de l’alcool. Cette langue, d’ailleurs, annonce le Voyage au bout de la nuit de Céline. En général, le style vise à la précision crue. Mais lorsqu’il évoque l’alambic, cette machine infernale, il devient quasi fantastique* ou expressionniste*, pour exprimer la tragédie banale du peuple de Paris.