La croissance et le développement économique s’expliquent par les facteurs de production : travail et capital. La contribution du travail est à la fois quantitative (le volume de l’emploi, le temps de travail etc.) et qualitative (organisation du travail, aménagement du temps de travail…). On se propose ici d’examiner les liens entre les transformations de l’organisation du travail et la croissance économique.
L’efficacité du travail est liée aux conditions dans lesquelles il est mis en œuvre. L’organisation du travail est un facteur de productivité et donc de croissance économique.
En 1776, Adam Smith voit dans la division du travail une façon d’accroître les richesses. Dans une entreprise, si les ouvriers sont spécialisés dans une seule opération, alors la production s’accroît. Ce principe de la division du travail inspire, au début du XXe siècle, un ingénieur américain : Frédéric Winslow Taylor. Celui-ci réfléchit sur les méthodes de travail les plus rapides, les plus efficaces : il observe les travailleurs pour étudier leurs gestes et les optimiser : il définit ainsi le one best way. Il publie en 1911 les principes d’une organisation du travail qu’il qualifie de « scientifique » (OST). Elle est fondée sur une double division du travail : horizontale et verticale.
La division horizontale est sans doute la plus connue, le film Les Temps modernes de Charlie Chaplin a largement fait connaître cette réalité du travail industriel. Le principe est de « découper » l’exécution d’une tâche en plusieurs opérations, les plus élémentaires possibles. Chacune de ces opérations est confiée à un ouvrier à qui on demande de faire toujours le même geste. Taylor préconise de pousser le plus loin possible cette parcellisation du travail, il faut retirer du travail d’exécution toute réflexion, tout savoir-faire. Une étude minutieuse des gestes et des temps est réalisée pour définir les durées d’exécution optimum que les ouvriers doivent respecter.
La division verticale du travail sépare les tâches d’exécution des tâches de conception. La direction de l’entreprise (le bureau des méthodes) définit très précisément les produits à réaliser, les méthodes de travail, le niveau de la production, les temps nécessaires pour chacune des tâches d’exécution.
Taylor estime que le respect de ces principes permet d’obtenir un maximum de productivité dans les entreprises. L’histoire économique va lui donner raison, du moins jusqu’à un certain point.
L’OST est introduite dans une aciérie. Une étude minutieuse des postures du travail et des outils utilisés permet une hausse très sensible des rendements.
Henry Ford, en 1913, applique les principes de Taylor dans ses usines d’automobiles, avec un succès indéniable sur le plan du rendement. Ford y ajoute le « convoyeur mécanique », un tapis roulant qui déplace les pièces sur lesquelles les ouvriers doivent intervenir. On limite ainsi les temps de déplacement de la main-d’œuvre et les temps morts. Le chronométrage est institué, la vitesse de défilement de la chaîne impose le rythme du travail.
Pour réaliser des économies d’échelle, il faut produire en grandes séries, ce qui suppose une production standardisée. Les usines Ford produisent le fameux modèle de la Ford T en plus de 15 millions d’exemplaires, à un prix très compétitif. De fait, les gains de productivité favorisent la diminution des coûts de fabrication et la baisse des prix de vente. Entre 1912 et 1916, la production est multipliée par dix et le prix de la Ford T, divisé par deux, la rend accessible à une bonne partie de la population. Pour attirer la main-d’œuvre dans ses ateliers et lui faire accepter des conditions de travail aussi difficiles, Ford propose des salaires deux fois plus élevés que la moyenne de l’époque : c’est le five dollars a day. La productivité augmente considérablement et beaucoup d’entreprises vont adopter ces méthodes.
Le succès du taylorisme s’explique par le contexte socio-économique du début du XXe siècle et de l’après-guerre.
La décomposition du travail en tâches simples permet de recruter une main-d’œuvre très peu qualifiée. Or, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, des millions de travailleurs faiblement qualifiés émigrent aux États-Unis. L’organisation taylorienne du travail va permettre d’incorporer cette main-d’œuvre bon marché dans les entreprises. En Europe, l’extension de l’OST répond, après 1945, à la même logique, l’exode rural et la féminisation de l’emploi et l’immigration fournissant une main-d’œuvre peu qualifiée : les ouvriers spécialisés (OS).
Taylor avait également observé que devant les risques de chômage les ouvriers avaient tendance à ralentir le rythme du travail. Par la chasse aux temps morts, l’OST rend cette fallacy (la flânerie) impossible.
En retirant leur savoir-faire aux ouvriers, le taylorisme déqualifie la main-d’œuvre, processus qui permet de rendre l’employeur moins dépendant de ses salariés. Ceux-ci deviennent interchangeables très facilement. L’OST a ainsi contribué à affaiblir le pouvoir des syndicats.
Enfin, le principe du five dollars a day permet de résoudre la question des débouchés. Les gains de productivité très élevés permis par l’OST supposent des débouchés eux-mêmes croissants. Ford comprend alors la nécessité de transformer les salariés en « clients », en donnant des salaires plus élevés.
Le taylorisme et le fordisme sont ainsi devenus, après 1945, un mode de régulation du système capitaliste.
La croissance de l’après-guerre (les trente glorieuses) s’expliquent largement par le cercle vertueux fordiste : à la production de masse permise par l’OST répond une consommation de masse permise par l’indexation des salaires sur les gains de productivité. La mise en place de l’État-providence, régulateur de la demande par la protection sociale, complète le mécanisme.
Les premières réactions hostiles au taylorisme sont celles des syndicats. Ils dénoncent, dés le début « l’odieuse méthode de Ford » qui rend le travail abrutissant et transforme les salariés en simples accessoires de la machine. Ils ne parviennent cependant pas à s’opposer à son extension.
Un chercheur, Elton Mayo, appartenant à l’École des relations humaines souligne, dans les années 30, les limites de l’OST. Il mène des expériences dans une entreprise, la Western Electric, et démontre l’importance du facteur humain dans l’organisation du travail. Les salariés sont d’autant plus efficaces dans une entreprise qu’ils se sentent valorisés, reconnus dans leur travail. L’efficacité d’une organisation se révèle liée au collectif de travail, à des facteurs psychosociologiques ou affectifs que dégage le groupe. En négligeant la dimension humaine, le taylorisme s’expose à des limites.
La sociologie du travail des années 60 en France (Georges Friedmann par exemple) dénonce les coûts sociaux du taylorisme et montre comment les logiques – tayloriennes – « de l’efficience » se heurtent à des logiques – humaines – « de sentiment ».
Dans les années d’après-guerre, les entreprises recrutaient sans difficulté une main-d’œuvre acceptant de se plier aux difficultés du travail taylorisé en échange de salaires relativement élevés. Dans les années 60, les ouvriers – notamment les jeunes – acceptent de moins en moins la pénibilité du travail en usine, l’absence de reconnaissance sociale, le manque de perspectives professionnelles. Le refus de l’OST se manifeste par des grèves, la croissance de l’absentéisme et du turn-over. Les directions d’entreprises réalisent que la chasse aux temps morts, la décomposition extrême des tâches peuvent être contre-productives et se mesurer en coûts : retouches, retour des produits, etc.
Au début des années 70, on essaie d’améliorer les conditions de travail : rotation des tâches, enrichissement du travail…, mais ce « néo-taylorisme » ne modifie pas fondamentalement le rapport au travail.
Le contexte de crise accentue la pression de la concurrence et les entreprises doivent s’adapter à des marchés changeants, incertains et mondialisés. La qualité mais aussi la diversité des produits sont devenus des impératifs pour les entreprises qui veulent rester concurrentielles. Or le taylorisme est un système rigide où les machines ont acquis une place centrale et il est très coûteux de modifier une chaîne automatisée au gré des fluctuations des marchés.
La lutte contre les concurrents passe aussi par la suppression des délais. Les méthodes du « juste-à-temps », les flux tendus, se diffusent dans beaucoup d’entreprises. Elles consistent à limiter au minimum les stocks (matières premières, pièces détachées et bien sûr produits finis) pour diminuer les coûts. Il faut produire après avoir vendu et non plus vendre après avoir produit. La voiture commandée par le client n’est donc pas encore fabriquée au moment de la vente. Le taylorisme se prête mal à la nécessité d’avoir des équipements et une main-d’œuvre flexibles, souples, capables de s’adapter.
Par ailleurs, le niveau élevé de mécanisation entraîne des tâches de contrôle, d’entretien, de réglage. Ceci suppose des qualifications et une implication des salariés peu compatibles avec le taylorisme.
Enfin, les économies occidentales se sont orientées largement vers la consommation et la production de services qui représentent les deux tiers du PIB. Cette production immatérielle, non « stockable », suppose une organisation du travail différente.
Toutes ces raisons conduisent à partir des années 80 (en France) à rechercher de nouvelles formes d’organisation du travail.
Avec les difficultés de l’OST, les entreprises redécouvrent l’importance du facteur humain que le taylorisme leur avait fait négliger. On comprend que les clés de l’efficacité ne tiennent pas seulement aux performances des machines ou à l’intensification du travail mais aussi à la gestion de la main-d’œuvre dans l’entreprise.
La main-d’œuvre est devenue plus qualifiée (cf. séquence 3) l’élévation du niveau de formation la rend plus exigeante quant au contenu du travail, que l’on souhaite plus épanouissant.
Avec les progrès technologiques, les équipements deviennent plus complexes et demandent aux salariés plus de compétences, plus de polyvalence. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication modifient les comportements au travail. La circulation des informations devient une composante essentielle de l’efficacité.
Par ailleurs, le travail lui-même se fait de plus en plus en équipes, le climat relationnel est donc déterminant dans la recherche de la productivité. Les lois Auroux (1982) visent à promouvoir l’expression des salariés dans l’entreprise.
Cette recherche de la qualité dans la production et dans les relations humaines est un pilier des nouvelles méthodes de management d’inspiration japonaise que l’on nomme parfois « toyotisme ». On vise les « cinq zéros » : zéro défaut, zéro délai, zéro stock, zéro panne, zéro papier, et la main-d’œuvre est sollicitée pour la réalisation de cet objectif.
On parle à présent de « gestion des ressources humaines » (GRH) dans le sens où une réflexion est menée dans les entreprises sur les conditions d’une bonne mobilisation du personnel, sa formation et son implication dans l’entreprise. On propose par exemple aux salariés de se réunir régulièrement en petits groupes pour réfléchir ensemble sur les problèmes de la production et la façon d’y remédier. On attend de chacun qu’il s’implique dans le projet de l’entreprise, valorisé d’ailleurs dans une « culture d’entreprise ». Ces cercles de qualité, dits aussi groupes de progrès, sont réunis à l’initiative de l’employeur et montre l’inversion des méthodes : on demande aux salariés de réfléchir, d’être plus autonomes et plus responsables. La polyvalence doit faciliter les changements de poste. Les niveaux hiérarchiques sont réduits et les rémunérations plus souvent individualisées.
La généralisation de ces méthodes s’est heurtée à des réticences patronales. De plus, les salariés sont parfois désenchantés de cette « japonisation du travail », sans doute trop éloignée des traditions culturelles occidentales. L’implantation d’usines japonaises en France est intéressante à étudier de ce point de vue.
Devant le succès des cercles de qualité, certains avaient prédit la fin du taylorisme. En réalité, celui-ci est resté une organisation productive dans beaucoup de cas, laquelle s’est même élargie aux services.
Le système des flux tendus suppose une gestion de la main-d’œuvre très stricte puisque l’on est soumis à des contraintes de délais plus fortes. Le marché impose ses exigences en amont.
Par ailleurs l’automatisation a souvent augmenté la pénibilité du travail : fatigue visuelle, travail en équipes alternantes, plus d’autonomie et d’initiative mais en même temps plus de contrôles. La proportion d’ouvriers non qualifiés travaillant à la chaîne a même augmenté de 14,1 % en 1984 à 17,4 % en 1991.
En outre est apparue une taylorisation de certaines activités de services. Il arrive que dans des activités commerciales, des directions d’entreprise normalisent l’activité des salariés en relation avec les clients : le travail est minuté, rationalisé, contrôlé. Le développement des chaînes d’hôtels et de restauration où la main-d’œuvre est réduite au minimum montre un degré élevé de standardisation des services offerts.
Les contraintes techniques, commerciales et financières qui pèsent sur les entreprises les poussent à rechercher une flexibilité du travail la plus grande possible, sous diverses formes : les économistes en distinguent cinq variantes :
Les contraintes liées à la réglementation du temps de travail, des horaires d’ouverture, du travail de nuit ou le dimanche sont donc souvent mal perçues par les chefs d’entreprise.
La flexibilité du travail s’est accrue largement depuis les années 80. Tout d’abord, les contrats de travail se sont assouplis : 80 % des embauches se font aujourd’hui sur des CDD, le recours au temps partiel est encouragé par les pouvoirs publics. L’annualisation possible du temps de travail limite les périodes de sous-emploi de la main-d’œuvre. Dans beaucoup d’entreprises, des aménagements du temps de travail ont été négociés, pour développer le travail en équipes par exemple, assortis de réductions de la durée du travail.
On a vu cependant se développer la précarité de l’emploi (cf. séquence 3) et une détérioration des conditions de travail. Les employeurs ont pu imposer aux salariés des conditions plus difficiles à la faveur du chômage. Par ailleurs les efforts de formation restent en France très réduits : en 1997, 2,6 % des salariés ont suivi une formation contre 7,5 % en moyenne en Europe.
Les mesures récentes sur le passage à 35 heures de la durée hebdomadaire du travail poussent les entreprises à réfléchir sur l’organisation du travail et la gestion de leur personnel.