Les changements sectoriels, l’évolution des qualifications, la démocratisation de l’enseignement, la hausse du niveau de vie s’accompagnent-ils d’une hausse de la solidarité sociale ou au contraire de la mise à l’écart d’un plus grand nombre de personnes et d’un individualisme croissant ? Est-ce que les instances normales de socialisation, d’intégration et de solidarité que représentent la famille et l’école jouent encore leur rôle ou ont-elles tout délégué à l’État ?
La socialisation, transmission des normes, valeurs, croyances, coutumes par l’apprentissage dans une société a lieu essentiellement dans la famille. C’est là que l’enfant dès son plus jeune âge apprend par mimétisme les normes et valeurs de sa famille, avec un système de sanctions positives ou négatives pour valoriser ou non son comportement. Si la socialisation se fait avec succès, l’enfant intériorise ces normes, ces coutumes, ces valeurs et les fait siennes ce qui ne lui posera aucun problème pour les respecter puisqu’il les aura intégrées. La socialisation a donc lieu dans un groupe primaire, la famille où les relations entre les membres sont denses et intimes et la solidarité forte. La socialisation transmet la culture du groupe, aboutit à un conformisme de ses membres et à la reproduction sociale, l’individu n’ayant que peu de moyens d’agir sur sa socialisation (théorie du déterminisme social). Ainsi se construit la personnalité sociale de l’individu liée au groupe de socialisation.
Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la famille est une forte source de solidarité intergénérationnelle, beaucoup de personnes âgées vivant alors chez leurs enfants, les adolescents habitant chez leurs parents jusqu’à leur propre mariage.
L’école représente un autre lieu de socialisation ; elle est censée inculquer d’autres valeurs, d’autres normes non pas en opposition avec celles de la famille mais en complément. Par exemple, on apprend les règles du savoir-vivre, les valeurs religieuses dans la famille ; on apprend les savoirs de base (lire, écrire, compter) et les savoirs plus savants à l’école. L’école transmet ce que la famille ne peut pas toujours transmettre mais ne remplace pas la famille pour les valeurs morales.
Longtemps réservée à une élite, l’école ne changeait en rien l’ordre social établi. Lorsque Jules Ferry fonde en 1881 l’école de la République, il la rend gratuite, obligatoire pour tous, garçons et filles, et laïque. La législation intervient dans un contexte politique et social particulier. La France est alors séparée en deux camps opposés, les cléricaux et les anticléricaux. Les cléricaux défendent le rôle de la religion pour influencer les mœurs par le biais de l’éducation.
Ils refusent l’idée de conscience individuelle, la liberté de pensée et croient que la morale religieuse doit guider les comportements. À l’opposé, les anticléricaux conçoivent la religion comme « l’opium du peuple » et l’instrument social du maintien des classes. L’école de Jules Ferry se veut fédératrice et intégratrice : rassembler tous les enfants autour d’idéaux communs, de valeurs communes, les valeurs républicaines et prôner une morale liée à des valeurs universelles en dehors de toute religion.
L’instruction a alors un rôle majeur dans le devenir de chacun : par le savoir et la connaissance, l’individu pourra penser par lui-même et s’affranchir du poids de l’Église et de l’obéissance. D’où l’importance de la laïcité. En pensant par lui-même l’enfant devient rationnel et acquiert un esprit critique. L’école forme des citoyens autonomes, indépendants des pensées toutes faites : l’école de Jules Ferry est l’école de la liberté (de pensée).
La société française était alors plus divisée qu’elle ne l’est aujourd’hui et l’école a pour premier but de rassembler autour de valeurs communes et de la morale républicaine. Elle a un autre objectif : intégrer tous les enfants quels que soient leur milieu social d’origine en assurant une égalité d’accès au savoir de base. Elle parvient à faire sortir de leur condition sociale quelques rares individus, par accès à l’école normale d’instituteurs par exemple. Son rôle n’est pas de favoriser l’ascension sociale mais d’intégrer tous les enfants dans l’idéal républicain.
L’identité se construit donc au début de la vie par la socialisation dans la famille et dans une moindre mesure à l’école. Mais petit à petit d’autres instances vont jouer un rôle de plus en plus important : les pairs (les copains de l’adolescent), plus rarement les associations, les partis politiques, les médias. L’enfant jeune est éduqué et contrôlé par ses parents. À l’adolescence, cette pression sociale forte est ressentie comme une contrainte et la négociation s’associe à l’éducation. L’adolescent cherche ses repères et n’accepte pas le contrôle social imposé. Les jeunes ont donc parfois une sous-culture juvénile, en opposition avec le modèle familial. L’individu n’est pas toujours passif devant la socialisation inculquée, il peut aussi être acteur (théorie de l’individu acteur).
La famille d’aujourd’hui est multiple. Le modèle familial unique de l’après-guerre n’est plus qu’un modèle parmi d’autres. Le couple avec ses enfants vivant dans un périmètre proche des grands-parents, les enfants ne quittant ce foyer que pour se marier eux-mêmes et reproduire le même schéma, ce modèle est aujourd’hui minoritaire. La cohabitation concurrence le mariage, les divorces ont fortement augmenté amenant des familles monoparentales (plus de 1 million en France), les familles recomposées avec des enfants de fratries différentes. Les solidarités ont changé. Les personnes âgées vivent dorénavant toujours en dehors de leurs enfants, chez elles ou dans des institutions. La solidarité n’est plus autant reliée à la famille mais davantage à la parenté (par exemple les grands-parents aisés aident financièrement leurs petits-enfants étudiants). La solidarité intergénérationnelle change de forme et de sens. La solidarité familiale se cantonne presque exclusivement à la famille restreinte, c’est-à-dire celle avec laquelle on a vécu un temps de sa vie. Elle prend de multiples formes : aide matérielle, financière, sociale (faire jouer son réseau de relations pour trouver un emploi, un logement), morale.
Cependant la solidarité familiale est inégalement répartie selon les familles. Plus le niveau de vie est élevé, plus les aides sont variées et nombreuses. Les dons d’argent et certaines aides matérielles dépendent du niveau de vie et du niveau culturel mais paradoxalement les autres aides leur sont liées également. La faiblesse de leur niveau de vie explique que les agriculteurs, les ouvriers et les chômeurs aident moins souvent leur famille.
Lorsque les individus n’apprennent plus ou n’intègrent plus dans les instances normales de socialisation (la famille) les normes fondamentales, la distinction entre le bien et le mal, c’est la société dans son ensemble qui va par un contrôle social répressif les leur inculquer. On assiste aujourd’hui à une « juridicisation » de la société ; le recours à la justice et à la police est de plus en plus fréquent pour indiquer les limites à ne pas franchir. Ce sont les policiers et les juges qui donnent aux adolescents délinquants les normes à respecter. Or ces normes juridiques qui sont censées représenter les mœurs évoluent constamment (assouplissement ou durcissement des lois). La régulation peut venir du législateur, « d’en haut », mais aussi « d’en bas » c’est-à-dire liée aux changements de mœurs constatés dans la société.
Si la socialisation de l’enfant ou du jeune dans sa famille n’a pas abouti à son accord avec les normes de la société, son intégration y sera plus difficile. L’individualisme croissant, l’éclatement des familles, les situations économiques comme le chômage de longue durée, le surendettement des ménages favorisent aussi la rupture du lien familial et les situations d’exclusion qui en découlent.
La cellule familiale devient plus fragile, éclate même mais cela n’implique pas forcément une absence de solidarité. Au contraire, les liens de parenté peuvent s’accroître, le réseau familial reste primordial mais avec moins de contraintes, moins de pression sociale. Les liens demeurent forts et la solidarité est plus souvent choisie.
Chez les enfants de milieu favorisé, la culture transmise par la famille est en totale complémentarité avec la culture transmise par l’école. Il y a même un effet de synergie, les parents étant d’ailleurs partie prenante à l’école (présence dans les instances de représentation). Le discours entendu à l’école rejoint le discours familial, les valeurs étant les mêmes (valorisation du travail et de l’abstraction, rationalité en finalité).
Chez les enfants de milieu défavorisé, les normes et valeurs véhiculées par l’école sont parfois différentes de celles inculquées par la famille et l’enfant est confronté à un phénomène d’acculturation. Les parents méconnaissent le fonctionnement du système scolaire et ont des difficultés pour mettre en place une stratégie de réussite pour leurs enfants. L’échec scolaire est plus fréquent. Plusieurs dizaines de milliers de jeunes sortent chaque année de lécole sans diplômes ni formation. L’école n’a pas alors joué son rôle d’intégration et est, dans ce cas-là, un facteur d’exclusion. Dans une société de compétition où les acteurs sont inégaux au départ il n’y a pas de réelle égalité des chances (voir séquence 15). Tous les enfants n’ont pas accès à la « même » école. On peut alors dire qu’il y a une école à deux vitesses.
Pour que l’individu socialisé fasse siennes les normes acquises dans la famille et le groupe, la société met en action un ensemble de pressions sociales plus ou moins contraignantes qu’on appelle le contrôle social.
Le contrôle social se fait par les règles imposées par la société. Si, au sein de celle-ci, la cohésion sociale est forte et les normes massivement acceptées, le contrôle social assure la stabilité de la société.
Si, au contraire, la société est scindée en groupes dont les normes varient et les intérêts divergent, le contrôle social défend les valeurs du groupe dominant et est imposé sans acceptation à l’ensemble. Moins les normes sont intériorisées, plus le contrôle social prend des formes spécifiques et spécialisées (police, justice).
Dans les groupes de jeunes délinquants, le refus des normes aboutit à un rejet de la solidarité organique. Ils ne se sentent pas intégrés à la société. On assiste à l’intérieur de ces groupes à un retour de la solidarité mécanique (cf. séquence 11, spécialité). Ces jeunes ne se sentent pas citoyens à part entière et leurs droits n’étant pas respectés (droit au travail par exemple) ils refusent en conséquence les devoirs que leur appartenance à la société impose. D’où la déviance (non-respect des normes sociales et normes différentes) et la délinquance (non-respect des lois, des normes juridiques, et violence).
L’affaiblissement du rôle socialisateur de la famille et l’échec de l’école dans sa mission d’assurer à la fois la transmission des valeurs républicaines et de démontrer que l’égalité des chances est réelle aboutit à la révolte des jeunes dans les banlieues dites sensibles.
Le rôle de l’État est de réguler la solidarité des individus entre eux et d’assurer la solidarité de la société envers les plus démunis qui sont en même temps les moins bien intégrés. C’est « l’État assistantiel » et le rôle joué par la protection sociale (cf. séquence 18).
Dans les pays développés c’est après 1945 que se met en place l’État dit État-providence correspondant à une conception keynésienne de l’économie : le but est non seulement de répondre à des besoins sociaux mais de soutenir la demande et l’économie du pays. L’État, c’est-à-dire la collectivité, assure la solidarité dans diverses directions correspondant à des risques pour l’individu :
L’ensemble de ces risques est couvert par le système de sécurité sociale instauré en France en 1945.
Les risques des salariés sont également protégés par :
En 1993 les dépenses de protection sociale représentaient 35 % du PIB en France. Cette part est croissante, elle n’était que de 16 % du PIB en 1960.
L’État a créé en 1988 un revenu pour les plus démunis, le RMI, revenu minimum d’insertion. Plus d’un million de personnes bénéficient du RMI qui ouvre droit à la protection sociale (santé) et à l’allocation de logement. Le RMI confère aussi à ceux qui le reçoivent un statut d’assisté qui les dévalorise et les disqualifie dans leur recherche d’emploi. En stigmatisant les bénéficiaires il devient « machine à exclure ».
L’intervention de l’État s’amplifie et doit se faire avec des difficultés de financement croissantes. Pourtant, malgré ces dépenses, l’exclusion et la pauvreté se développent. La dualisation de la société est de plus en plus visible (cf. séquence 11). Les chiffres officiels du chômage masquent une réalité plus grave : au total, autour de 6 millions de personnes en France sont exclues de l’emploi ou de l’emploi souhaité.
Malgré la démocratisation de l’enseignement, les enfants de salariés agricoles sont encore moins de 20 % à être diplômés de l’enseignement supérieur contre 80 % des enfants de professeurs ou de professions libérales.
Les dépenses de santé s’accroissent mais le manque d’argent amène une personne sur quatre à différer des soins jugés non indispensables.
L’inégalité sociale se traduit par un sentiment d’exclusion de la société.
L’égalité consiste à donner les mêmes droits à tous les individus au nom de leur appartenance à la communauté. Ce sont les droits de tous les citoyens quels que soient leurs besoins réels et quelle que soit leur différence au départ : tous égaux devant la loi, tous égaux devant les droits.
L’équité vise à apporter plus de justice sociale et à corriger les inégalités de départ pour aboutir à une égalité après application de la règle ou de la loi. Pour aboutir à l’équité, il faut donc passer par l’inégalité des droits. C’est le principe de discrimination positive. Il consiste à accorder des avantages à certains groupes sociaux défavorisés en leur garantissant des droits supplémentaires par rapport aux autres individus. Pour se sentir intégré il suffit en théorie de se sentir à égalité avec les autres individus mais l’égalité des droits n’aboutit pas à l’égalité des chances (application des thèses de John Rawls dans une société de compétition).
D’où l’idée d’une correction par la discrimination positive, dont on peut citer quelques exemples :
La contrepartie de cette discrimination positive est de fractionner la société en groupes favorisés, défavorisés sur des critères subjectifs, groupes qui peuvent déboucher sur du communautarisme. Le droit alors ne serait plus le droit du citoyen, tous appartenant à la même société donc égaux et solidaires, mais serait le droit des communautés, chacune défendant ses intérêts personnels au détriment de l’intérêt général. L’universalisme serait alors remplacé par le communautarisme.
L’intervention de l’État se base sur la citoyenneté et l’universalisme. L’individu citoyen est un sujet de droits. Le fait d’accorder à tous les mêmes droits quels que soient leur sexe, leur race, leur âge, leur religion permet de respecter les plus démunis donc ceux qui ne savent pas se défendre. L’appartenance à la communauté se fait sur le respect de valeurs communes, des valeurs républicaines en France.
Mais avec la difficulté d’insertion dans l’emploi et la baisse du civisme c’est le retour à une solidarité mécanique liée au groupe. Chaque groupe défend ses intérêts matériels, personnels ; c’est l’abandon de la solidarité organique liée à la difficulté d’intégration.
Les groupes intermédiaires se situent entre les groupes primaires (la famille) et l’État. Avec le recul de la socialisation et de la solidarité dans certaines familles, ils jouent un rôle primordial. On peut mettre sous ce qualificatif les associations (sportives, culturelles, politiques, syndicales, de loisir, religieuses…), les associations liées à la profession, à la vie locale (comité de défense du quartier, des locataires, des consommateurs…). Les groupes intermédiaires sont souvent les interlocuteurs des pouvoirs publics et leur lien avec les citoyens. Ils participent à la lutte contre l’exclusion (associations caritatives) par leur connaissance de la réalité et le rétablissement du lien social. Ils aident aussi à la réinsertion des exclus et à l’intégration des minorités. En ce sens, ils contribuent à faire exister la société de droits en défendant les citoyens les plus démunis. Face à l’inégalité de la solidarité familiale entre les individus et à l’incapacité de l’État de connaître tous les cas d’exclusion puisque par définition les exclus n’ont plus de lien avec l’ensemble de la société, n’appartiennent à aucun réseau, les groupes intermédiaires ont un rôle irremplaçable.
Les pouvoirs publics créent la protection sociale (État social) par des droits objectifs et des lois mais l’individu atomisé n’a pas pour autant de lien avec une communauté concrète, un groupe d’appartenance.