Le commerce ajoute de la croissance. La mondialisation est un phénomène inéluctable. Mais apporte-t-il réellement le bien-être à la population ? Est-il synonyme de développement et de changement social ?
Commerce ne rime pas toujours avec développement. C’est une évidence dans les pays en développement mais par certains côtés c’est également vrai dans les pays développés.
Depuis 1975, la France a perdu 2,5 millions d’emplois industriels. La part du secteur secondaire baisse dans le PIB. On parle de phénomène de désindustrialisation, compensé il est vrai par une tertiarisation. Des pans entiers de l’industrie nationale ont disparu, ne résistant pas à la concurrence étrangère venant essentiellement des NPI d’Asie. Ainsi le textile, l’industrie de la chaussure mais aussi les chantiers navals ont supprimé des emplois, définitivement perdus si le pays a abandonné la production ou si les progrès de productivité nécessaires pour résister à la concurrence ont abouti à la suppression de milliers d’emplois (industrie automobile par exemple). Dans les pays développés, les secteurs exposés à cette concurrence sauvage, à ce dumping social (travail « bradé » par les pays à bas salaires) sont ceux qui produisent des biens de consommation à faible valeur ajoutée. Les salariés de ces secteurs qui sont souvent à des postes d’ouvriers (qualifiés ou non) ont en permanence un risque de perdre leur emploi d’où le nom de salariés exposés. En France, ces emplois non qualifiés sont payés au SMIC ce qui est cependant dix fois plus que les salaires au Vietnam. Malgré une productivité supérieure, ils ne sont pas compétitifs. En Europe, des régions entières sont devenues bassins de chômage et payent cher l’ouverture au commerce international. Certains économistes prônent alors une ouverture et un commerce qui ne devraient avoir lieu qu’avec des pays de même niveau social, ayant les mêmes coûts salariaux et respectant les mêmes règles du jeu. Mais alors les pays sous-développés n’auraient plus d’avantage comparatif.
La théorie ricardienne postule qu’à terme il y a égalisation internationale de la rémunération des facteurs de production. Lorsqu’un pays développé est confronté à la concurrence internationale, les salariés des secteurs exposés sont en concurrence directe avec les salariés des pays à bas salaires. Si l’on veut maintenir les activités dans les pays développés, ce ne sera qu’au prix d’une baisse des salaires de ces salariés exposés.
Par contre, les salariés qui travaillent pour l’exportation dans des secteurs de haute technologie ou pour l’élaboration de biens ou de services n’ayant pas de concurrence possible avec les pays en développement (parce que demandant beaucoup de « matière grise » ou protégés par un brevet ou une innovation de procédé) n’ont rien à craindre. Ils ne sont pas concurrencés par les salariés des NPI et leur production ayant non seulement un débouché intérieur mais étant exportée est valorisée. Ces salariés-là bénéficient de plus hauts salaires. L’écart va donc se creuser avec les salariés exposés : différence de risque par rapport au chômage (les salariés compétitifs ne sont pas concernés), différence croissante de salaire. Les uns voient leur salaire baisser pour conserver leur emploi, les autres au contraire bénéficient de l’innovation de leur entreprise et voient leur salaire augmenter. Il y a donc une société à deux vitesses ; une partie bénéficiant de l’ouverture internationale, l’autre partie en pâtissant.
Par le commerce international, le consommateur bénéficie d’un choix et d’une variété de produits que son pays ne pourrait pas lui offrir. On peut citer quelques exemples : variété dans le choix des voitures dans les pays développés (toutes les gammes possibles), possibilité de consommer des produits agricoles (café) que les conditions climatiques ne permettent pas de produire. Mais l’avantage essentiel aujourd’hui est lié au prix des produits. Non seulement le produit étranger fabriqué dans des conditions différentes peut avoir un coût de production plus bas et donc un prix plus faible que l’équivalent local mais cette concurrence impose aux producteurs nationaux une compétition qui aboutit à la baisse des prix.
Le salarié compétitif est donc deux fois gagnant : gagnant parce que l’échange lui garantit son emploi tant qu’il travaille dans une entreprise innovante et en avance technique, gagnant en tant que consommateur car il accroît son pouvoir d’achat. Le salarié exposé gagne lui aussi en pouvoir d’achat s’il consomme des produits importés mais risque de perdre son emploi et voit son salaire (pouvoir d’achat) amputé à terme.
Dans les pays en développement, un secteur moderne (souvent lié à des intérêts étrangers, à des firmes multinationales) et exportateur na pas d’effet d’entraînement sur le reste de l’économie. Il tourne en circuit fermé, recevant sa consommation intermédiaire de l’étranger (d’autres filiales de la FMN) et exportant sa production vers les pays développés. Les secteurs traditionnels restent à l’écart ; ne recevant aucune demande du secteur moderne, les industries des pays en développement (sauf dans les NPI) sont rarement des industries industrialisantes. Il en découle une très grande inégalité dans les productions, les façons de produire, la qualification du travail, la productivité et les salaires de ces secteurs. Les inégalités de revenus sont beaucoup plus fortes dans les pays en développement que dans les pays développés. Les gouvernements privilégient le secteur d’exportation, source de devises. Bien que les ouvriers et salariés des secteurs liés à l’exportation soient mieux rémunérés que ceux des autres secteurs, l’avantage comparatif étant le coût de la main-d’œuvre, globalement les salaires restent bas. C’est le dumping social. Pour abaisser les coûts de main-d’œuvre, on utilise des enfants. Il y a dans le monde 250 millions d’enfants qui travaillent, parfois dès 6 ans.
Si les cultures d’exportation ont une rentabilité supérieure aux cultures vivrières, elles prennent leur place. Ainsi dans les pays africains, les haricots verts consommés en hiver par les habitants des pays développés ont remplacé les cultures traditionnelles. Ce recul des cultures vivrières (millet, sorgho en Afrique subsaharienne) oblige les habitants de ces pays à des changements alimentaires et à des modifications de mode de vie.
Un autre exemple nous est fourni par l’exportation de viande par l’Union européenne vers les pays du Sahel. En leur vendant leurs excédents de viande (excédents liés aux subventions de la PAC, politique agricole commune) à des prix très bas inférieurs aux coûts de production réels, la production locale au Sahel devient non compétitive et les éleveurs l’abandonnent. Les habitants de ces pays deviennent donc dépendants de la viande importée. L’importation décourage l’agriculture et l’élevage locaux.
Nous pouvons aussi prendre l’exemple du blé : c’est une céréale impossible à produire à certaines latitudes. Mais par les exportations de blé très bon marché de l’Europe ou des États-Unis, on permet à des pays qui ne peuvent pas en être producteur de s’habituer à manger du pain au détriment des céréales locales.
Un dernier exemple : dans les pays développés le lait en poudre a souvent remplacé le lait maternel. Par le biais d’importation de lait en poudre très bon marché (toujours l’écoulement des excédents de production de l’Europe) les femmes des pays en développement imitent le comportement des femmes des pays développés et allaitent de moins en moins leurs enfants. Mais comme ce changement n’est pas assorti des conditions d’hygiène identiques à celles des pays développés, il peut être lourd pour la mortalité infantile.
Ces quelques exemples montrent que l’ouverture aux importations et la spécialisation peuvent se faire au détriment des populations locales.
Les termes de l’échange sont le rapport des prix à l’exportation sur les prix à l’importation. Si ce rapport augmente pour le pays qui exporte, il y a amélioration des termes de l’échange et pour le pays qui importe détérioration. L’amélioration peut être liée à plusieurs phénomènes :
Les pays en développement exportateurs de matières premières ont-ils connus une détérioration des termes de l’échange ? La question n’est pas tranchée car suivant l’année qui sert de référence pour le calcul, les résultats sont inversés. Mais si l’on prend l’exemple du pétrole :
Avec cet exemple, on voit que, plus que le sens de la variation des termes de l’échange, c’est leur instabilité qui est préjudiciable aux pays en développement. Leurs recettes d’exportation sont variables et ne peuvent pas conduire à des investissements prévisibles sur le long terme. Exporter ne peut donc pas être synonyme de développement pour les pays en développement producteurs de matières premières. D’autre part, les cours sont fixés dans les pays développés et dépendent davantage de la demande que de l’offre des pays en voie de développement.
La dette des PED était fin 1997 de 2 171,4 milliards de $. Les PED se sont massivement endettés dans les années 70 pour s’industrialiser. Les pays producteurs de matières premières avaient profité d’une amélioration des termes de l’échange dans les années 70. Les années 80 ont été des années difficiles. Il a fallu rembourser les dettes, libellées le plus souvent en $, dont le cours avait monté. Certains pays n’ont pas pu honorer le service de la dette, comme le Mexique, se déclarant insolvable en 1982. Les recettes des pays en développement exportateurs sont liés au cours des matières premières pour certains, à la demande des pays industrialisés pour d’autres (NPI). Ainsi une chute des cours des matières premières ou un ralentissement conjoncturel de la demande des pays développés conduisent à des catastrophes pour ces pays. Leurs recettes d’exportation s’effondrent et leurs engagements ne peuvent plus être honorés : impossibilité de rembourser les dettes contractées, impossibilité d’investir sur le long terme. D’où la dépendance de ces pays endettés vis-à-vis du FMI (Fonds monétaire international) qui leur impose des plans d’austérité, c’est-à-dire de baisse des dépenses publiques, en échange d’une aide pour résoudre le problème de la dette.
D’autre part, certains pays sont conduits à sacrifier leurs richesses naturelles sur l’autel de l’exportation pour financer leur économie. Les richesses naturelles ne sont pas infinies et une exploitation trop intensive ne peut se faire qu’au détriment des générations futures. Il n’y a donc pas de développement durable possible. Ainsi, la déforestation des pays équatoriaux est irréversible et préjudiciable non seulement au pays lui-même car les ressources naturelles s’épuisent, mais aussi à la planète entière.
Par leur impossibilité d’influer sur le cours des matières premières qu’ils vendent, par leur incapacité à résister à la déstructuration de leur économie traditionnelle, les pays en développement sont dépendants des pays développés. Plus ils échangent, plus ils sintègrent dans le commerce mondial, plus leur dépendance s’accroît, plus leur façon de vivre change.
Jusqu’où le commerce, c’est-à-dire pour les PED l’arrivée de produits de consommation des pays développés, a-t-il une influence sur le mode de vie de la population locale ?
On assiste dans les pays en développement à une occidentalisation (américanisation) de la consommation. C’est un phénomène culturel. Que ce soit dans l’alimentation (Coca-cola, Mac Donald’s), dans l’habillement (Jeans) dans la musique, dans les films projetés (Titanic), dans les séries télévisées (Dallas), dans les moyens de communication (Internet), dans les critères esthétiques, les produits ou services américains dominent partout et sont considérés comme la norme suprême de consommation. Cela véhicule non seulement des biens, des services mais aussi la langue anglaise et des façons de penser. Le libre-échange et l’ouverture totale d’un pays le mettent dans l’impossibilité d’endiguer les changements de consommation. Ce sont les jeunes qui sont les plus perméables à cette culture importée au détriment des produits, des normes et des valeurs de la culture de leur propre pays.
Cette invasion de culture étrangère ne se fait pas sans réaction. La confrontation de modèles de consommation, de modes de vie, de valeurs différentes voire opposées aboutit à des phénomènes d’acceptation ou de rejet violent. Ce sont les conséquences de l’acculturation.
Les pays en développement (NPI comme la Corée) qui sont plus proches économiquement des pays développés acceptent les deux formes de culture. Les populations sont urbanisées, vivent comme dans les pays occidentaux dans des tours de béton, sont habillées à l’occidentale mais ont gardé par leurs rites (religion), leurs coutumes, leurs fêtes, leur langue, leurs propres valeurs. Il y a enrichissement culturel possible.
Dans certains pays, seule une partie de la population, la plus riche, a les moyens et la volonté de s’occidentaliser. Les produits importés sont des produits de luxe ou nouveaux et l’accès en reste réservé à ceux qui ont des revenus élevés. La majeure partie de la population n’y a pas accès. Les inégalités de revenu se doublent alors d’inégalités de consommation pour ce qui fait figure de progrès. Une partie de la population peut alors réagir contre cette colonisation culturelle rampante qui peut conduire à terme à l’abandon de la culture nationale. Elle se replie sur ce qui fait le fondement de l’identité nationale. C’est le cas en Turquie par exemple où le retour à pratiques religieuses strictes (port du voile pour les femmes, vêtements amples) est adopté non seulement par les couches pauvres de la société mais aussi par des intellectuels en réaction à l’occidentalisation de la consommation. Plus cette occidentalisation parait imposée et artificielle, par un tourisme envahisseur par exemple, plus la réaction de rejet est forte. C’est un phénomène de repli identitaire qui vise à gommer toutes les formes de compromis avec la culture étrangère. L’Algérie après l’indépendance avait aussi par son type de développement économique (développement autocentré) tenté de se libérer non seulement de la tutelle coloniale mais aussi du modèle de développement.
Les pays, ou les parties les plus pauvres de la population qui n’ont pas les moyens de consommer les produits étrangers convoités et qui n’adhèrent pas à l’idée de retour à leur identité, risquent de perdre toute référence culturelle. Ce rejet de leur propre culture aboutit à une dévalorisation.
Avec le libre-échange, « l’envahissement » des pays dominés (PED et même pays occidentaux convertis au mode de consommation américain) forme un danger. À la mondialisation des produits fait suite une mondialisation culturelle. Un modèle unique est « imposé ». Même si, grâce à l’échange, tous les pays concernés par le commerce connaissent un enrichissement quantitatif (augmentation du pouvoir d’achat), le risque est grand qu’il soit accompagné d’un appauvrissement culturel qualitatif avec la régression des cultures nationales et la création de nouveaux besoins artificiels ne correspondant pas à une demande raisonnée des pays dominés. La confrontation de modes de consommation différents n’aboutit pas à une pluralité de ces modes mais à l’élimination à terme de certains.